lundi 10 décembre 2012

La théorie du roman de René Girard par Jean Cohen

Je vous propose de lire avec vous un compte rendu  de Jean Cohen de "mensonges romantiques et vérités romanesques". Je trouve que ce document résume très bien ce livre essentiel. Je vous le recommande grandement.

Ce que découvre et montre René Girard dans ce livre?
En vérité, ce n’est jamais moi qui désire mais l’autre qui désire en moi. Toute œuvre qui épouse et démontre cette vérité est romanesque, toute œuvre où l’auteur, le héros se croit authentique et dissimule cette vérité est romantique.
Le premier exemple est le Don Quichotte de Cervantès qui ne cesse de vouloir être Amadis de Gaule, chevalier vertueux. Cervantès démontre le mimétisme de Don Quichotte envers son hérons. Celui-ci est fou mais c’est la folie de tous les hommes et c'est ce que Girard et les grands romanciers montrent.

Seul le bon romancier nous montre donc la faiblesse de notre être et comment rien ne pourrait véritablement combler notre désir, le désir sitôt atteint nous montrant sa nullité… (l'autre ne sachant pas mieux désirer et être..) La sagesse humaine se confronte d'abord à l'autre, médiateur, modèle.

Longtemps la psychologie a protégé le romantisme, nous nous imitons, mais on peut malgré tout trouver son moi profond derrière la couche artificielle. « Deviens toi-même » est la morale psychologique et romantique par excellence. Le désir humain a pourtant besoin de médiation et est triangulaire.

Le désir serait bêtement snob ? Oui, nous aimons faire partie du monde comme l’avare aime l’argent. Le désir ne serait que le signe de notre idolâtrie « des gens biens » ? Ainsi Proust va au sujet de son œuvre quand il parle du snobisme, il fait plus que compléter les sujets de la mémoire ou encore de l’amour….

La médiation s’adapte au monde mais elle reste éternelle. D’où l’histoire du roman selon Girard

Une des différences essentielles est la distance avec le médiateur selon l'histoire du monde. De Amadis, lointain personnage de roman à notre prochain, notre semblable comme dans Dostoïevski. Nous sommes passés de la médiation externe à la médiation interne. C'est à dire d'un personnage qui nous est éloigné (par exemple, un personnage de roman, un roi, un membre d'une caste supérieur) à un personnage qui nous est proche par tous les détails de notre vie et de notre situation sociale. Plus le médiation devient interne, plus elle est dangereuse, le modèle devient rival, un rien peu provoquer « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ». On est toujours frustré par ses égaux. L’ancien régime est le monde de la médiation externe, le bourgeois gentilhomme en est le meilleur exemple. Désormais le snobisme n’est plus que honteux. Le mondain devient même anti-mondain.
« Dans une société où les individus sont libres et égaux en droit, il ne devrait pas y avoir de snobs. Mais il ne peut y avoir de snobs que dans cette société. Le snobisme, en effet, exige l'égalité concrète.»
Il ne nous est plus possible de ne pas désirer ce que nous savons ne pas pouvoir posséder. Pour ce qui est des objets, l’industrie fait des merveilles (mais a des limites…) mais pour les biens immatériels ? Par exemple le prestige ne peut être pour tout le monde, même il ne peut se partager sans disparaître…

La valeur de l’objet ? C’est toujours le regard des autres qui le construit. Pour qu’un objet apparaisse comme un bien, il faut qu’il soit refusé ou à soi même ou aux autres. L’homme ne peut jouir que du privilège.

Le monde moderne est donc un monde ou le totalitarisme frappe sans cesse à la porte, il n’est que la forme visible de la médiation interne et selon la lecture girardienne de Cohen le terme fatal du progrès social.

Le triangle est cependant la figure la plus simple. La géométrie du désir peut se compliquer….
Exemple dans le misanthrope de Molière :
Alceste aime Célimène et Célimène aime Alceste. Mais Alceste a montré le premier son amour — erreur impardonnable, qui a scellé son destin. Désormais Célimène, par la médiation ďAlceste, sera indéfiniment renvoyée à elle-même. Elle se dédouble et son corps devient aussi l'objet de son propre désir. « Imiter le désir de son amant, c'est se désirer soi- même grâce au désir de cet amant. Cette modalité particulière de la médiation double s'appelle la coquetterie ». La coquette s'aime elle-même et devient indifférente au désir de son amant dans la mesure même où elle y est sensible. Et dans cette indifférence de l'aimée, l'amant croit reconnaître cette autonomie divine qui lui est refusée. Dès lors, le cercle diabolique est fermé. Lui désirera toujours celle qui se refuse et elle refusera toujours celui qui la désire.

L’indifférent est le médiateur de lui-même et vit en circuit fermé alors que les autres peuvent croire qu’il détient l’autonomie divine… Plus encore masochisme devient le comportement banal de notre époque moderne marquée par la médiation double (double triangle mimétique où le rôle du désirant et du médiateur s’alterne sur les deux mêmes personnages).

Alors tout serait affaire de triangle de vaudeville ? Presque, sauf que le vaudeville prend au sérieux le triangle, il continue souvent de penser que c’est l’amour qui engendrerait la jalousie. Il rate de peu le romanesque. Le véritable triangle romanesque se trouve dans l’éternel mari de Dostoïevski.

« L'amour et la vie sociale obéissent aux mêmes lois. Proust disait que « le monde est le reflet de ce qui se passe en amour ». L'aspect fantomatique de la médiation circulaire n'est jamais aussi flagrant que dans le phénomène de la mode. Qui lance la mode, personne ; qui la suit, tous. Chacun admire ce qu'il croit admiré par l'autre. L'homme de la mode n'a qu'un but : être vu. Mais il n'y parviendra jamais. Car celui dont il sollicite le regard ne veut lui-même qu'être regardé. Tous sont visibles et personne n'est voyant. Les miroirs qui se reflètent eux-mêmes ne se renvoient que leur propre néant. »
L’auteur souligne bien ensuite le caractère anti-progressiste de Girard, Le salut ne viendra pas de nous, notre vanité semble nous coller à la peau.

Pourquoi ? Girard diagnostique une maladie ontologique. L’homme se sait vide et ne cesse de le cacher. Seul l’Être le comblerait… Toute vanité n’est que le symbole de ce désir d’être. Dans un monde où Dieu est considéré comme mort, tout le monde lui recherche un substitut.

L’histoire du roman est l’histoire de l’idolâtrie des hommes sans Dieu et de son remplacement vers l’adoration de l’homme et de ses conséquences malheureuses. De Don Quichotte de Cervantès aux Démons de Dostoïevski, c’est une dégradation étourdissante, du demi-dieu vertueux de l’idéal chevaleresque à l’idéal révolutionnaire où des hommes se pensant libres démontrent sans cesse plus leur esprit d’esclavage et leurs vices. La médiation devient de plus en plus rapprochée.

La porte du salut, néanmoins, pour le héros romanesque est sa mort où il peut se déshabiller de ses illusions, le néant qui se sait néant découvre l’être.
« L'ouvrage de René Girard débute par la critique littéraire et s'achève en théologie. Tous les romans de la littérature occidentale s'éclairent les uns par les autres parce que tous disent la même chose. C'est là le point de vue du critique. Mais ce qu'ils décrivent est la face négative d'un processus unique dont la face positive n'est révélée que par le premier d'entre eux : l'Imitation de Jésus-Christ. La critique débouche sur l'apologétique. Avec la découverte du Médiateur, le jeu des miroirs a cessé. La transcendance s'est redressée. Le roman trouve sa vérité en même temps que l'homme son salut. »
En conclusion, Jean Cohen redit son émerveillement face au travail de René Girard, mais n’est il pas une question de foi ? De confiance envers lui et même envers Dieu. Il note que la fin du livre reprend la fin des frères Karamazov et la tirade de l’espérance d’Aliocha. Il note encore que René Girard a omis dans la toute dernière phrase la nuance « répondit aliocha mi-rieur, mi-enthousiaste ». Cette omission montrerait le refus de Girard de transporter l’hypothèse d’ironie d’Aliocha que Dostoïevski nous avait, semble-t-il, laissé….

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