mercredi 22 avril 2015

Cheminement historique de la médiation interne

Je vous propose deux vidéo. Elles viennent d'une interview de René Girard de 2006 réalisé par Benoit Chantre et André-Pierre Boutang.


                      



Les deux vidéos ci dessus ont une unité. Les deux prennent, tel "Mensonge romantique et vérité romantique", l'exemple de grands romancier pour développer les thèses du désir mimétique et leur évolution avec l'histoire. Surtout, René Girard y explique le mouvement de la médiation externe à la médiation interne (après avoir explique l'importance du médiateur dans notre désir). Son exemple de ce passage, dans Don Quichotte, entre les deux médiations est très éclairant. 
Ensuite René Girard extrapole vers les sociétés occidentales. Comment ce passage vers la médiation interne s'est généralisé. Comment nous sommes passés de Cervantès (analyse de la médiation externe et passage à la médiation interne) à Stendhal (généralisation dans la société de la médiation interne). "Le monde moderne est le monde des rivaux malheureux."

Dans la seconde vidéo, il montre le danger principal de cette médiation interne. Le scandale (tel que l’Évangile le nomme). Comment le médiateur devient obstacle et comment nous le devenons simultanément pour lui.
L'histoire du roman montre ce mouvement vers la médiation interne se propageant partout, les relations politiques, privées (Proust) et enfin familiale (Dostoievski).
Girard en profite pour faire une ode à la famille, lieu de protection contre toutes les invasions des rivaux. Il comprend Freud sur le risque de paternalisme violent, mais pour lui, il se trompe complètement et ne voit pas la perte du père comprise dans la perte de la médiation externe en cours.
René Girard conclue sur l'incompréhension occidentale et créatrice de bouc émissaire. Plus nous sommes enfermés dans le radicalisme fou de la perte des médiation externes plus nous nous rendons malheureux et accusons qui nous pouvons car nous devrions avoir tout pour être heureux !

En ces temps des remises en cause de la famille et de l'autorité, reconnaissons humblement leur beauté, leur fondements nécessaires (et eschatologique ?) et apprenons à ne plus faire des autres des obstacles ! Tentons de ne pas tout détruire ! Accueillons ! Ne soyons pas dupe de notre désir ! Embrassons notre père ! Et confions lui ce que nous pouvons... 

Plus bas quelques détails des vidéos...


lundi 13 avril 2015

Les fiancés de Manzoni


Nous sommes en Italie, dans le royaume de Milan sous domination espagnole, près d'un bras du lac de Côme, dans la campagne au début du XVIIe siècle. De pauvres mais fiers fiancés, Renzo et Lucia, préparent leur mariage. Malheureusement, le curé local froussard fait tout pour s'esquiver. En effet, il a reçu des menaces de la part d'un grand seigneur local aux trois quarts bandit. Dans cette situation, les fiancés devront fuir la menace de séparation ou de séquestration aidés en cela par le bon frère Christophe. Ils se sépareront et connaîtront de multiples aventures à Milan et autour dans une région subissant les contrecoup de la terrible guerre de trente ans. La région connaîtra le pillage, la crise économique, l'insécurité, la peste. Les fiancés se retrouveront ils ? pourront ils se marier et être heureux ?

Alors un simple roman historique de la part d'un écrivain du XIXe ?
On pourrait le dire et s'arrêter ici, mais il y a ici plus ambitieux.

-Le mouvement historique
Ce livre présente les événements historiques vécues par le nord de l'Italie au XVIIe, les conflits entre rois qui dégénèrent en conflits princiers qui dégénèrent en guerre entre royaume. Les Royaumes se concentrant sur leur guerre, l'économie et la sécurité de l’État s'en ressentent. Explosion des lois, signe de l'anomie, la crise indifférenciatrice n'est plus loin. Nous croiserons dans le roman, une horde de mercenaires allemands de l'empire semant la détresse et le pillage partout où ils passent. Cette guerre provoque la prise de pouvoir dans les faits par les "braves", chevaliers négatifs vivant de rapine, de leur force, de mauvaises actions, une mafia quasi institutionnalisé, bien habillée et à cheval. Les troubles créeront une crise alimentaire et une crise politique à Milan. Mélangeons tout cela, la peste arrivera aussi avec ses terribles malheurs et sa désolation.

Les mouvements de foule
Oui, la foule est une héroïne. Nous la voyons d'abord quand Renzo arrive sur Milan et se trouve influencé par une foule dans sa colère contre les boulangers milanais et l'administration de la ville. La foule est merveilleusement présentée, sa recherche de bouc émissaire, sa contagion, sa réduction à une pensée et au meurtre. Manzoni décrit avec force et finesse ses mouvements, ses pensées, son élan, comment elle se nourrit et s'élance, on trouvera le même phénomène au moment de la peste quand Renzo se fera poursuivre par des milanais persuadés d'avoir rencontré un bandit facilitant la transmission de la peste. Le livre déploie tout le long une description encyclopédique et juste des mouvements mimétiques d'une société de l'avènement de la crise économique aux recherches de bouc-émissaires lors de la peste ou encore lors d'une crise économique. Toutes les crises économiques d'hier et d'aujourd'hui sont ici décrites dans les mouvements de foule milanais . Quelle précision et quelle justesse !
Le mouvement de l'âme
Les héros de Manzoni ne sont pas les pantins ou les ingrédients pour nous faire découvrir les lois de l'histoire ou la loi des foules, il nous permet de sentir les aventures vécues par des petits points dans l'univers. Il montre comment les décisions, les caractères, les réactions face à la foule de ces points font l'histoire et donne un sens à ce qui à priori n'en a plus. Il rend hommage à l'humilité de ce jeune couple humble dans ce village humble du conté de Milan. Leur mariage tellement attendu est l'attente du livre, sa raison d'être. Un homme et une femme pourront ils s'embrasser et se lier et fonder un foyer ? Telle est la question la plus importante pour Manzoni, le reste de la détresse humaine n'est ici que les embuches mis au milieu du chemin de l'homme vers la communion humaine et divine. Naturellement, Manzoni montre le conflit de l'homme avec le péché originel. Il dresse le portrait de monstres et de saints (Don Chistophe, l'evèque Charles de Boromée) qui sont tous finalement des hommes ballotés entre les deux horizons. Nous voyons des conversions magnifiques, des portraits subtiles de personnages secondaires, une science profonde du christianisme, nous voyons aussi Renzo vivre un grand chemin qui le mène vers son humanité. Tout se joue à l'infra humain, au niveau de l'intimité, de la conversion au Christ. Pardon, amour, humilité, sacrifice de soi, courage, force, bonté, résistance à la foule. Tous les événements historiques ne sont que les paysages extériorisées des cœurs de la population. Le talent de Manzoni est aussi de montrer comment le mouvement du cœur intime est celui qui influence les mouvements de la foule, du monde et de l'histoire. Les saints sont ceux qui marchent en opposition et qui rendent possible la marche de l'amour, et le oui d'un couple heureux. 
Ce livre est bouleversant.



Plus bas un exemple de subtilité sur le personnages de Manzoni

lundi 6 avril 2015

Ambroise Marie Carré par Girard ou le train Baltimore-Philadelphie en 1958

En cette octave pascale. Une note pour nous rappeler de la dimension essentielle de la participation du Ressuscité dans nos vies. Dans ce qui vaut la peine d'être vécu et de ce qui nous fonde.
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Souvenez-vous, René Girard a été élu à l'académie française. La règle du jeu est de réaliser, à son entrée dans la séculaire institution, un hommage de son prédécesseur. René Girard s'est bien entendu plié à cet exercice et a déclamé son éloge du père Ambroise-Marie Carré. Vous le trouverez ici ! Une expérience mystique moderne.

Le connaissait il avant ? Je ne crois pas. L'a t-il lu en entier ? C'est possible mais finalement il passe si vite sur l'ensemble de son œuvres qu'il nous donne à peine le temps d'en saisir la structure et la forme. Il va tenir un fil (son hypothèse comme il dit) et le dérouler devant nous. Ne fait il pas pour le père Carré, ce qu'il a fait pour son propre travail anthropologique, tenir un fil et y rester fidèle au point de nous convaincre qu'il tient l'essentiel ? Ne voyons nous pas dans cet exercice, cristallisée, la manière de travailler de René Girard ? 
Bien sur, René Girard parlera des qualités humaines et de prédication du père Carré (de sa stabilité en temps de crises post conciliaires particulièrement) mais ce qui intéresse Girard et qui lui semble essentiel pour connaître le père Carré, c'est sa relation à Dieu, et plus particulièrement son expérience mystique de ses quatorze ans. (décrite dans le livre le plus cité par Girard, "Chaque jour, je commence") Girard commence par décrire l'expérience foudroyante vécue par le jeune Ambroise Carré, la force de l'amour vécu dans un moment qui guidera sa vie et qu'il tiendra pour toujours vraie.
Nous y retrouvons le caractère involontaire, la joie, l'impression d'éternité, la fécondité et surtout l'intuition d'une présence divine. N'en a t-il pas alors toujours profité ? Non, nous dit Girard, le père Carré l'a vécu dans la fébrilité avant de la reprendre dans la joie. C'est en ceci que c'est une expérience mystique moderne.

Le père Carré a fait de cette expérience mystique un prétexte à l'ambition, il est devenu un "winner" de la sainteté, il a pu faire de cette grâce, le départ d'une relation divine qui monterait vers des sommets ! Or, cette grâce n'en a jamais pris la direction. Il vécut avec fébrilité l'absence de renouvellement de cette grâce. Il a vécu cette absence comme une faiblesse personnelle ou une faillibilité divine. Cette grâce est ce qui a l'a défendu contre les vents mauvais mais l'a paradoxalement rendu frustré.
C'est probablement en 1975 et l'écriture du livre, "chaque jour, je commence" que le père Carré s'est rendu compte de son erreur. Pour la première fois, il cherche à renouer avec cet événement qui avait dominé son existence. Et miraculeusement, tout s'est renouvelé. La présence ressuscitait. "Le souvenir d'une grâce passée peut être une nouvelle grâce" écrivit Julien Green. Se souvenir intensément d'une expérience mystique, c'est la ressusciter. Il reconnait aussi comment sa fébrilité avait stérilisé celle ci. Il se tint responsable de son aridité. Tous les écrits tardifs est un retour à l'expérience enfantine. Texte révélateur est un texte de 2004, mois de sa mort... Il fait le bilan de sa vie religieuse :

" J'entre dans ma quatre-vingt-seizième année. Le Seigneur m'a comblé de grâces. [...]  : puisque [...] il m'a conservé si longtemps au doux royaume de la terre, c'est sans doute pour exercer [...] le ministère du grand âge, qui consiste en la prière et l'intercession. "
C'est aussi une allusion à l'expérience de Neuilly, unique mais infinie dans ses conséquences. Il s'est cru abandonné, en réalité, c'est lui qui se détournait de Dieu en croyant se rapprocher de lui par ses propres efforts.
 
Il écrit dans ce même texte
" Je relisais, ces derniers temps, des notes prises lors de ma retraite d'ordination. La nécessité pour moi de la sainteté y paraît avec une vigueur qui me frappe, au sens littéral du mot. Tant de lumière, des certitudes aussi fortes qui me faisaient écrire  : " Si je ne deviens pas un saint, j'aurai vraiment trahi. " Je ne renie pas ces lignes écrites à l'âge de vingt-quatre ans... Mais j'ai maintenant une expérience longuement acquise, celle du voyageur qui, sur une route fatigante, fait de moins en moins confiance à ses forces et sait qu'atteindre le terme ne dépend pas seulement de sa volonté. Une certaine fébrilité du désir laisse place aujourd'hui à la douceur de l'espérance. Sainteté ou non ? La question ne se pose plus ainsi. Je ne pense qu'à la tendresse de Dieu. "
La fébrilité du désir laisse place aujourd'hui à la douceur de l'espérance. Il voit enfin son orgueil, mais son humilité finale l'a sauvé. Ces derniers mots sont déchirants...
Au lieu de faire de Dieu un Everest à escalader, il voit en lui un refuge. Abandon à la miséricorde divine. Ses aspirations mystiques, le père se reconnait incapable de les réaliser par ses propres moyens. La présence silencieuse ne l' a jamais lâché.
A la fin, Girard écrit : "En dépit des apparences, on ne peut pas rêver d'un destin préférable à celui-là et je n'en souhaite pas d'autre à ceux qui m'écoutent, sans m'oublier moi-même."

Le texte est extrêmement émouvant, nous faisons confiance à Girard d'autant plus qu'il touche des pans de ses travaux. Il dit plus avant dans le texte :" L'immense avantage moderne dans les questions pratiques (activisme, volontarisme, passion rivalitaire) lui apportent un grand désavantage en mystique. Nous prenons des initiatives là où seul Dieu a affaire."

Je pense que c'est un des rares textes où Girard laisse parler sa propre expérience et les conséquences spirituelles de son œuvre. 
La modernité nous empêche d'avoir accès à l'expérience essentielle de la rencontre divine. Le père Carré est un exemple merveilleux pour ses propres travaux. Comment nous pouvons faire de la meilleure chose possible un obstacle contre nous mêmes. Comment la médiation interne de la société moderne, et le "scandale" en découlant, peuvent avoir lieu dans les questions spirituelles. L'appel à l'humilité semble aussi un résumé de son œuvre. Le retour dans les bras doux de l'affection joyeuse et transfigurante du Seigneur. La participation à la résurrection du Christ. Je crois comme Wolfgang Palaver, entendu lors d'un débat, Girard est un mystique qui tente de parler aux intellectuels.

Une preuve pour cela, c'est l'expérience intime vécue par Girard avant la publication de Mensonge romantique et vérité romanesque dans un train menant de Baltimore à Philadelphie. 
Je crois que l'expérience du père Carré fait écho à la propre expérience de Girard dans ce train.
Je crois qu'il souhaite cette expérience pour tout le monde et que son œuvre est un cheminement pour aider chacun à vivre et à retrouver sans cesse cette expérience. 
C'est, je crois, une expérience vécue par beaucoup de girardiens. C'est en tout cas, un petit peu, la mienne. Si je suis "girardien", c'est d'abord parce qu'il m'a reconduit dans les bras du Christ ressuscité.
La voici tel qu'elle apparait longuement dans "quand ces choses commenceront" P217 et suite.. ed. arléa
Je ne dissimule pas ma biographie, mais je ne veux pas tomber dans le narcissisme auquel nous sommes tous enclins. Vous avez raison, bien entendu, il y a une expérience personnelle derrière ce que je dis. Elle a commencé il y a trente cinq ans. A l'automne 1958, je travaillais à mon livre sur le roman, au douzième et dernier chapitre qui s'intitule "Conclusion". Je réfléchissais sur les analogies entre l'expérience religieuse  et celle du romancier qui se découvre menteur systématique, menteur au bénéfice de son Moi, lequel  n'est constitué au fond que de mille mensonges longuement accumulés, capitalisés parfois durant toute une vie. J'ai finis pas comprendre que j'étais en train de vivre une expérience du type de celle que je décrivais. Embryonnaire chez les romanciers, le symbolisme religieux dans mon cas se mit à marcher tout seul et à prendre feu spontanément. Je ne pouvais plus me faire d'illusions sur ce qui m'arrivait, et j'en était tout décontenancé car je tirais fierté de mon scepticisme. Je me voyais très mal allant à l'église, m'agenouillant, etc... J'étais une outre de vent, pleine de ce que les vieux catéchismes appelaient le "respect humain".
Intellectuellement, j'étais converti, mais je restais incapable de mettre ma vie  en accord avec mes pensées. Pendant une période de quelques mois, la foi devint pour moi une jouissance délicate, et qui rehaussait les autres plaisirs, une gourmandise de plus dans une vie qui n'avait rien de criminel, certes, mais qui n'était faite que de self-indulgence comme le dit si bien l'anglais.
Comme ma conversion m'avait rendu curieusement sensible à la musique, j'en écoutais beaucoup. C'est de cette époque que date le peu de culture musicale que je possède, en particulier coté opéra. Les noces de Figaro sont pour moi, chose bizarre, la musique mystique par excellence. Avec le chant grégorien. Je me suis mis à aimer aussi toute une musique "moderne" que je n'avais jamais appréciée auparavant : Mahler, Stravinski, les russes contemporains.
Pendant l'hiver 1959, j'enseignais déjà à Johns Hopkins mais je donnais un cours à Bryn Mawr College où j'avais passé quatre ans, et je faisais l'aller et retour Baltimore-Philadelphie chaque semaine dans le vieux wagons grinçants et brinquebalants du Pennsylvania Railroad. En fait de paysage, je contemplais surtout la ferraille et les terrains vagues de cette vieille région industrielle, le Delaware et le sud de Philadelphie, mais mon état mental transfigurait tout, et, au retour, le moindre rayon du soleil couchant suscitait en moi de véritables extases. C'est dans ce train, un beau matin, que je me suis découvert, juste au milieu du front, un petit bouton qui ne voulait pas se fermer, un de ces petits cancer de la peau qui, en vérité, sont très peu dangereux ; mais le médecin consulté par moi oublia de m'en informer, en raison, je pense, de l'extrême inquiétude qu'il avait conçue , après m'avoir jaugé du regard et écouté quelques instants, à l'idée que je pouvais retraverser l'Atlantique à tout moment sans lui régler ses honoraires... Heureusement, j'avais des assurances médicales, et tout ce qui devait être fait fut fait pour me débarrasser à jamais de mon petit bouton...
Un tilak, commes les hindous s'en dessinent sur le front avant d'entrer au temple...
Un signe religieux. Et voila que, peu après, des effets quelques peu anormaux se déclarèrent à l'endroit même de la minuscule opération. La sérénité de mon médecin en fut un peu troublée, beaucoup moins à vrai dire que la première fois, alors que la mienne au contraire l'était beaucoup plus. Il me parut clair que mon cancer connaissait un nouveau développement, qui cette fois ne pouvait que m'être fatal.
Mon dermatologiste était sévère, et, depuis cette époque, il symbolise à mes yeux tout ce qu'il y a de formidable et même de fatal dans la médecine américaine, la meilleure du monde peut être, mais aussi assez implacable, non seulement sur le plan financier mais par son souci extrême de ne pas rassurer la clientèle, de ne pas la nourrir d'illusions mensongères. cette médecine me rappelle un peu ces bandits de grands chemins qui vous vident les poches à toute vitesse en vous menaçant de mort continuellement. Pas question de leur opposer la moindre résistance. quelques instants plus tard, on se retrouve sur le pavé entièrement guéri.
En ce qui me concerne, la période d'angoisse dura un peu plus longtemps. Elle commença dans la semaine de la Septuagésime. Avant les réformes liturgiques du dernier Concile, le dimanche de la Septuagésime ouvrait une période de deux semaines consacrée à la préparation des quarante jours du Carême, pendant lequel les fidèles, à l'imitation de Jésus et de ses quarante jours de jeune dans le désert, sont censés faire pénitence in cinere et cilicio, "dans la cendre et sous un cilice".
C'est une fameuse préparation de carême que j'ai faite cette année là, je vous assure, et le Carême qui suivit fut excellent lui aussi, car mes soucis grandirent au point de me priver de sommeil, jusqu'au jour où, aussi soudainement qu'ils avaient commencé, ils furent résolus par une dernière visite à mon oracle médical. Ayant fait toutes les analyses nécessaires, l'excellent homme me déclara guéri, le mercredi saint très précisément, c'est à dire le jour, dans la semaine sainte, qui précède la Passion proprement dite et la fête de Pacques, conclusion officielle de toute pénitence.
Je n'ai pas connu de fête comparable à cette délivrance là. Je me voyais mort et, d'un seul coup, j'étais ressuscité. Le plus merveilleux pour moi dans cette affaire, c'est que ma conviction intellectuelle et spirituelle, ma vraie conversion, s'était produite avant ma grande frousse de Carême. Si elle s'était produite après, jamais je n'aurais vraiment cru. Mon scepticisme naturel m'aurait persuadé que la foi était le résultat de la frousse. La frousse, elle, ne pouvait être le seul résultat de la foi. La durée de ma nuit obscure coïncida très exactement avec la période prescrite par l’Église pour la pénitence des pécheurs, avec trois jours de grâce, les plus importants de tous, miséricordieusement retranchées, sans doute pour que je puisse me réconcilier en toute quiétude avec l’Église avant la fête de Pâques.
Dieu m'avait rappelé à l'ordre avec une pointe d'humour bien méritée au fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques, consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes deux fils, et je me mariai catholiquement. Je suis persuadé que Dieu envoie aux hommes quantité de signes qui n'ont aucune existence objective pour les sages et les savants. Ceux que ces signes ne regardent pas les tiennent pour imaginaires, mais ceux à qui ils sont destinés ne peuvent s'y tromper, car ils vivent l'expérience du dedans. J'ai tout de suite compris que, si j'en réchappais, le souvenir de cette épreuve me soutiendrait ma vie durant, et c'est bien ce qui s'est produit.
Dès le début, mon christianisme a baigné dans une atmosphère de tradition liturgique. il y a des gens très bien intentionnés à mon égard et conventionnellement anti chrétiens qui veulent à tout prix faire de moi, pour défendre ma réputation dans les milieux intellectuels, un hérétique à tout crin, un ennemi farouche du "christianisme historique", prêt à poser des bombes dans tous les bénitiers.
En disant de l’Église qu'elle est longtemps restée sacrificielle, ai-je vraiment ajouté mon coup de pied rituel à celui de tous les ânes qui pourchassent sauvagement notre Sainte Mère à l'heure actuelle ? J'ai sans doute fait preuve, il faut bien l'avouer de quelques démagogie mimétique dans l'expression. J'aurais dû mieux situer mes propos dans notre histoire religieuse totale. Mais je ne voulais pas répéter l'erreur de de ces pharisiens dont je parlais tout à l'heure, ceux qui disent : " Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n'aurions pas participé avec eux au meurtre fondateur." Je ne veux surtout pas condamner la fidélité, l'obéissance, la patience, la modestie des chrétiens ordinaires et celle des générations qui nous ont précédés. Toutes ces vertus nous font terriblement défaut. J'appartiens trop à mon époque pour les posséder moi-même mais je les vénère. Rien ne me paraît plus conformiste, au contraire, rien ne me paraît plus servile à l'heure actuelle que la mythologie éculée de la "révolte".
Des restes de jactance avant-gardiste parsèment mes ouvrages, mais mes vrais lecteurs ne s'y sont pas trompés, le père Schwager, le père Lohfink, le dernier Von Balthazar, le père Corbin, le père  Alison, d'autres encore.