Limbo 1952 Bernard Wolfe
Humour, profondeur, fausse science fiction, vrai conte de sagesse, roman apocalyptique. Enthousiasmant, fou et important.
Attention au rouleau compresseur.....
Histoire
Nous sommes dans les années 70. Mais ce n'est plus vraiment notre monde... La seconde guerre mondiale s'est renouvelée sur une guerre froide devenu chaude entre le bloc communiste et américain. Ce fut une guerre atomique provoquant une destruction mondiale auquel il y eut peu de survivant.
Mais au début de l'histoire, nous savons peu de choses car nous accompagnons le docteur Martine. C'est un déserteur de cette guerre, il a trouvé refuge depuis 20 ans dans une île de l'océan indien. il a refait sa vie auprès de la tribu de cette île. Il se permet des expérimentations sur le cerveau des hommes afin de réduire leur agressivité et de réduire la violence. Isolé sur son île auprès de sa femme, il a abandonné le monde dont on ignore encore l'évolution post drame atomique. Nous établissons rapidement un lien amical avec le docteur, humour, intelligence, chercheur scientifco-psychologique sur la drôle machine humaine. il promène une conscience mi cynique mi passionnée sur les hommes en général et leur incompréhensible violence et cervelle.
Mais le monde extérieur le rattrape, il décide de revenir à lui. C'est donc avec son regard scientifique que nous revenons vers notre monde post apocalyptique.
Nous découvrons un monde où une nouvelle philosophe s'est élaborée grâce à un livre d'un jeune homme pendant la guerre qui a été interprété par l'actuel "président" du monde de l'ouest. Pour arrêter la violence, il faut des êtres démobilisés, et donc immobilisées. Les hommes sont invités à s'amputer progressivement de leurs membres, bras et jambes. Il faut faire attention au "rouleau compresseur", à la violence humaine emportant tout. Mais face à se système, les amputés ont accès à des prothèses puissantes, les amputés volontaires deviennent l'aristocratie de cette société sacrifiant ses membres pour obtenir un système sacro-technico-biologique. Petit à petit, notre docteur Martine découvre que ce sont ses propres pensées qui ont défini ce nouvel ordre, orchestrées par son camarade Theo devenu "président" (dont pourtant il se moquait ouvertement dans ses propres textes devenus saints...) plein de bonne volonté mais trahissant la subtilité du message de son carnet de bord qui n'était qu'ironie, humour et désespoir caché.
Mais entre les jusqu'au-boutistes refusant toute prothèse et les tenant de l'ordre, le docteur observera ce monde replonger dans la violence contre le bloc de l'est (Lors de jeux olympiques des amputés prothèses ..) et se détruire. La rivalité, la lutte pour de la matière première et la recherche scientifique restant exacerbés même dans le sacrifice de membres. Le docteur revient sur son île. Il veut aimer véritablement sa femme et abandonner ses recherches sur le cerveau, négatif de la société des amputés et signe de l'ambivalence irrépressible de l’être humain.
Testaments trahis, Violence
Ici la science fiction est utilisé pour mieux parler de l'homme et de la problématique de la violence. En créant un monde parallèle qui aurait pu exister, Bernard Wolfe veut nous faire toucher du doigt la problématique de la violence. Que se passe t il après l'apocalypse ? L'apocalypse de nouveau... Comment contenir la violence humaine ? Quel sacré ? Bernard Wolfe expulse complètement les religions mais c'est pour mieux revenir à la question du sacré. qu'est ce qui fonde une société ? qu'est ce qui est inconnu aux hommes mêmes qui la composent ? Wolfe imagine une société qui semble répondre à la question apocalyptique (que font les hommes quand ils ont rendez-vous avec leur propre violence ?) par une illusion commune. Derrière la réponse humaniste de Théo inspirée par l'oeuvre du docteur, et la volonté de couper la racine du mal de la violence, la démarche violente et rivalitaire de l'homme continue. Ce qui était sacrifice du bouc émissaire de l'humanité représentée par ses membres agissants se cachait un suicide collectif et un nouveau sacré.
Tout humanisme cache un sacré, et tout idéal individuel (Marx, Jésus, docteur Martine....) sera trahi. La fin du livre sonne très personnelle. Il faut arrêter d'écrire (c'est le seul roman de Wolfe qui continuera d'écrire encore que quelques nouvelles) et aimer ses proches, c'est à dire sacrifier un peu de son soi pour eux.
Ecrit en 52, la correspondance avec l'oeuvre de René Girard est incroyable, la structure sacrée des sociétés, la rivalité, l'invitation chrétienne (ici non définie mais exprimée malgré tout), la reconnaissance de nos temps apocalyptiques, la moquerie de tout humanisme et surtout cette alternative humaine entre le suicide collectif sacré ou le sacrifice chrétien.
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Quelques extraits
Page 60 Une collectivité aura beau
mettre hors la loi tous les excitants, les enfouir à cent pieds sous terre,
gaver leur adeptes, manu militari, de sédatifs et d’anesthésiques, la fureur se
fera jour. En un sens, ces deux plantes entêtées dans leur rivalité n’étaient
que des symboles du lien qui unit les deux pôles du psychisme : le
dyonisien, le truand, l’océanique, forçant par nature vers le dérèglement, la
recherche du maximum de sensations, la conscience-gouffre ; et
l’Appolinien, reposant mollement dans l’indulgence, la mesure, l’ordre,
l’égalité d’âme, la réserve et une tendance à ériger le sommeil en système.
Bravant sous les totems et les tabous pharmaceutiques, les deux feraient
toujours et partout la paire, dans n’importe quelle jungle, n’importe quelle
village, n’importe quelle cellule de n’importe quel corps… n’importe quel
neurone, quelle fibre musculaire, quel ligament. Encore une histoire de frère
siamois !...
P67 Mais plus il caressait le corps
de la femme, plus il le sentait se raidir dans l’effort qu’elle faisait pour ne
pas réagir. Une part de l’esprit de Martine restait encore capable
d’objectivité, regardait la scène en spectateur désintéressé. Bien entendu,
songeait-il tout ceci peut se traduire en termes cytoarchitectoniques. Dans
l’enveloppe cérébrale et les régions thalamiques correspondantes, un nœud de
relations enflammait les zones érogènes, incitant Ouda à s’abandonner, à
étendre les jambes, à chercher l’apaisement, comme sous l’effet de petites
fourches piquant dans les centres nerveux. Et cependant, surimposé à ce réseau
libidineux, un autre cerveau antagoniste d’agressivité, temporairement activé
par la colère et le chagrin dus au départ imminent de Martine, s’employait à
neutraliser le désir qui voulait sourdre en elle. Résultat : une
excitation et un refroidissement simultanés, désir-refus, besoin-nausée. Mais
n’est ce pas là une combinaison normale ? N’était-ce pas ce vieux Freud
qui avait eu le courage de suggérer l’existence d’une aura de dégoût autour de
tout désir humain, même dans les circonstances les plus favorables ? En
d’autres termes, c’est la prohibition qui prête au désir son coté enchanté. Le
totem doit être constellé de tabou. Après Freud (puisque Freud il y avait)
impossible de considérer une émotion sans immédiatement deviner, accroupie
derrière, l’émotion antagoniste. N’avait-il pas démontré, irréfutablement, que
l’amour le plus tendre s’accompagne d’une inflexible armature de haine ?
Cette dualité était précisément ce
que ne pouvaient supporter les Mandunji. Ces pacifistes avaient besoin d’un
amour qui tînt debout sans armature. Impossible. Les plus paisibles, à force de
rogner les ailes de leur sentiment avaient fini tout bonnement par les
supprimer. C’était le danger de vouloir excommunier toute dualité. Essayer de
vous vouloir monolithique et vous voila monolithique. Sans doute l’intensité,
la profondeur d’un sentiment ne venaient-elle pas de la force de tel ou tel
désir mais du conflit entre divers désirs. Il est indéniable que la rivière
fait rage là où son cours est le plus contrarié. Un ruisseau ne se transforme
en inondation que s’il rencontre un barrage. Le chiendent avec les paisibles
c’étaient qu’il parvenait toujours à escamoter le barrage-le barrage émotionnel-
et que leur vie n’était plus qu’un morne ruisseau, privé de jaillissement…
P160 La musique, l’art le plus
spécifiquement basé sur la division du temps, exprimait souvent le pathos de
cette dictature du temps, sois sous forme de résignation (régularité
métronomique) soit sous forme de révolte (syncopation).
Les instincts, en bref, étaient
verticalisés. Retour hâtifs à la terre. Instincts dans un ascenseur
ultrarapide. Tout symbole mettant l’accent sur la verticale se trouvait donc
plus imprégné de sens que ceux qui proliféraient horizontalement. Ce n’était
pas par hasard que l’émotionnel, l’instinctuel avaient toujours été assimilés
au féminin… et la verticalité instinctuelle venait d’autant plus aisément à un
peuple puritain qui craignait le corps et s’en méfiait, ne sacrifiant à ses
besoins que hâtivement, honteusement ; opposant la « dignité »
de la vie spirituelle aux « bassesses » de la vie charnelle. Calvin
ne se mit à prêcher sa morale métronomique à Genève que lorsque cette ville fut
devenue la cité des fabricants de montre…
Le jazz lui-même n’était il pas une
illustration de ce tableau dompté par le temps ? Dans ses jeux syncopés
avec le temps, que faisait il sinon jongler avec l’idée de briser le
métronome ? C’était un jeu, une charade nihiliste mais jamais une rupture
totale. Trompettes et clarinettes promettaient sans arrêt l’abandon de la
mesure rythmique pour voler dans l’espace anarchique chaotique, hors du temps
et c’était là, précisément, le bonheur de l’improvisation. Mais la promesse
n’était jamais tenue, pas plus qu’elle ne m’était dans les peintures de Notoa.
Le jazz, avec ses spasmes abrupts et orgasmiques n’était rien d’autre que
verticalité émotionnelle muée en sons, et ce qui semblait joie n’était
qu’angoisse.
P238 …qui dit bras dit arme, qui dit
jambe dit marche. Les hommes doivent s’arrêter sinon ils courront au jugement
dernier.
P434 Eh bien, mon cochon, il n’y a
qu’une seule chose qui puisse marcher. Une seule chance de sauver l’homme avant
que son propre masochisme ne l’ait anéanti, c’est de lui démontrer que derrière
toutes ses manifestations de violence, sa violence – dans quatre vingt dix neuf
pourcent des cas – est masochiste de conception, masochiste de but, qu’il est
né de la mort et que tous ses efforts tendent vers la mort. Ca ça marchera.
Tout le reste est suicide, sous couvert d’humanitarisme. Tu entends, mon
salaud ? Mon ignoble salaud ?
P436 A propos d’ambivalence, dit
Martine, j’aimerais attirer votre attention sur un dernier point. Puisque vous
aimez tant l’un et l’autre le un-et-un-font-deux, ceci devrait réchauffer vos
petits cœurs euclidiens. Je viens de comprendre que j’étais deux fois l’homme
qu’est chacun de vous. Savez-vous pourquoi ? Parce que je suis deux hommes ! Je suis vous deux, en
un seul. Le plus joli petit travail d’emballage de l’histoire ! Oui, je
suis Helder et je suis Théo – le gangster et le bébé. Le démon activiste et le
chérubin pacifiste, le chef et le suivant – le martyriseur et le martyrisé,
le « Je » mégalomane et le « il » auto-anihileur, le
Messie et l’apôtre, le ganja et le rota, le dog et le god. Seulement, je suis
les deux à la fois et en permanence. Jamais l’un sans l’autre. Ma main gauche
n’ignore jamais ce que fait ma main droite. Et je suis doté de l’équilibre le
plus exquisément chancelant ? Mais vous deux vous êtes moins
qu’humain. Car chacun d’entre vous a renié son double. Vous deux ensembles êtes
le vivant exemple de la manière dont s’organisent tous les mouvements
messianiques… A vous deux vous pourriez constituer un être humain. Il faut vous
réunir et avoir une bonne longue conversation… Par exemple, sur le colombium…
P487 Ce carnet est terminé. Mon goût
messianique pour les carnets aussi. Je ne désire plus laisser de marque. Ceux
qui veulent laisser une marque finissent généralement par ne laisser que des
mutilations. Dorénavant, je ne désire plus avoir d’impact que sur moi-même. Si
maintenant je m’apprête à aller créer une opposition dans l’ile du coma, ce
n’est pas pour mon incognito à la troisième personne, c’est pour moi. J’ai
besoin de cette opposition pour vivre autrement qu’en infirme.
P507 Elle connaissait ces mots par
cœur : « Je crois bien que je ne cesserai jamais d’être ambivalent
dans mes sentiments pour Ouda. Toujours un coup dissimulé sous une caresse, pas
de génitoires sans crocs. Mais elle m’aime et c’est bon. Elle est chaude. Elle
donne… trop souvent, je l’oublie. A la longue, à partir de là, la gratitude
d’un homme devrait pouvoir bâtir sur ces fondements quelque chose qui
contrebalancerait, dépasserait le sauvage ressentiment à l’égard de la femme,
né du simple fait qu’elle est femme, et par conséquent mère mythique, donc
méprisée et maltraité pour soutenir son mythe. (pas réfléchi en ces termes
depuis longtemps : plus de vingt ans.) Je n’ai pas été assez bon avec Ouda,
trop replié sur moi-même. Si je reviens, il faudra que je lui fasse une vie
meilleure. Il faut que je lui revienne, car alors…. »
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