jeudi 24 janvier 2013

De la France, Cioran

Trouvé sur le site du nouveau réac et du point, ces extraits de "de la France" de Cioran, auteur que je connais à peine. Je suis troublé de voir écrire avec une telle clarté mes propres sentiments sur mon pays. Je suis peut-être trop influençable, mais je suis touché en plein coeur, le sentiment de lire ce que j'attendais sur le sujet. Et dire que tout cela a été écrit en 1941....
(cafard de l'agonie, absence de mythe, gloire de l'a-cosmique, intelligence et refus de la tragédie, désormais sans foi apparente, le passage de la mythologie vers son abstraction : signe de la décadence)

A Lire en écoutant les suites françaises de Bach....








Un des vices de la France a été la perfection – laquelle ne se manifeste jamais aussi clairement que dans l’écriture. Le souci de bien formuler, de ne pas estropier le mot et sa mélodie, d’enchaîner harmonieusement les idées, voilà une obsession française. Aucune culture n’a été plus préoccupée par le style et, dans aucune autre, on n’a écrit avec autant de beauté, à la perfection. Aucun Français n’écrit irrémédiablement mal. Tous écrivent bien, tous voient la forme avant l’idée. Le style est l’expression directe de la culture. Les pensées de Pascal, vous les trouvez dans tout prêche et dans tout livre religieux, mais sa manière de les formuler est unique ; son génie en est indissociable. Car le style est l’architecture de l’esprit. Un penseur est grand dans la mesure où il agence bien ses idées, un poète, ses mots. La France a la clé de cet agencement. C’est pour cela qu’elle a produit une multitude de talents. En Allemagne, il faut être un génie pour s’exprimer impeccablement, et encore !


Existe-t-il un peuple moins sentimental ? Le cœur du Français ne s’attendrit qu’aux compliments bien tournés. Sa vanité est immense ; au point que la flatter peut même le rendre sentimental.

Chez les Français, les instincts sont atteints, rongés, la base de l’âme, sapée. Ils furent jadis vigoureux – des croisades à Napoléon -, les siècles français de l’univers. Mais les temps qui viennent seront ceux d’un vaste désert ; le temps français sera lui-même le déploiement du vide. Jusqu’à l’irréparable extinction. La France est atteinte par le cafard de l’agonie.

Le prolétariat [français] lui-même est infecté par le manque de mission, par l’ombre historique du pays. Du frémissement bouleversant des masses modernes, il n’a retenu que les revendications matérielles, claironnant ses besoins et sa haine.

Si la France a encore une raison d’être, c’est de mettre en valeur le scepticisme dont elle est capable, de nous donner la clé des incertitudes ou de moudre nos certitudes. À vouloir redresser quelque chose, elle ne s’exposerait qu’à l’ironie ou à la pitié. Les forces d’un nouveau credo se sont depuis longtemps éteintes en elle. Elle n’a rien raté de son passé. Mais si elle refusait son destin alexandrin, elle raterait sa fin. Et ce serait dommage.

Les héros homériques vivaient et mouraient ; les snobs de l’Occident discutaient du plaisir et de la douleur. Français des croisades, ils sont devenus Français de la cuisine et du bistrot : le bien-être et l’ennui.

Qu’est-ce que la Décadence, qu’est-ce la France ? Du sang rationnel. Il la place dans une situation de contraste par rapport aux « primitifs », qui ne doivent pas être entendus seulement dans les arts, mais sur tous les plans de l’esprit. La France est tout ce qu’il y a de moins primitif, c’est à dire de frais, de direct, d’absolu. Le stade originel d’une civilisation est caractérisé par la relation naïve à l’objet et aux valeurs. Un « primitif » crée sans le savoir, sans obsession technique ou réflexion esthétique, à partir de l’instinct qui le place dans la vie des choses. Il est l’homme qui vit dans l’extase de l’objet. C’est pourquoi sa vision est si peu problématique et si peu contaminée par les doutes et la conscience.
Au stade crépusculaire d’une civilisation, le doute remplace l’extase, et les réflexes ne servent plus de réponse immédiate à la présence des objets. Nous nous trouvons aux antipodes des époques primitives. L’artiste devient un savant de la perception – par dégoût du regard – et l’homme une créature parallèle à elle-même. Autrefois, il respirait dans les mythes ou en Dieu ; à présent, dans les considérations faites à leur sujet.

La France a opposé l’élégance à l’infini. De là tous les mérites et toutes les déficiences de son génie.

Lorsque l’Europe sera drapée d’ombres, la France demeurera son tombeau le plus vivant.


Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s'ils ne s'étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire. Mais leur ennui est dépourvu d'infini. C'est l'ennui de la clarté . C'est la fatigue des choses comprises .

Tandis que, pour les Allemands, les banalités sont considérées comme l'honorable substance de la conversation, les Français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée.

Tout un peuple malade du cafard. Voici le mot le plus fréquent, aussi bien dans le beau monde que dans la basse société. Le cafard est l'ennui psychologique ou viscéral ; c'est l'instant envahi par un vide subit, sans raison-alors que l'ennui est la prolongation dans le spirituel d'un vide immanent de l'être. En comparaison, Langeweile[l'ennui] est seulement une absence d'occupation.

Le siècle le plus français est le XVIIIe. C'est le salon devenu univers, c'est le siècle de l'intelligence en dentelles, de la finesse pure, de l'artificiel agréable et beau. C'est aussi le siècle qui s'est le plus ennuyé, qui a eu trop de temps , qui n'a travaillé que pour passer le temps.

Comme je me serais rafraîchi à l'ombre de la sagesse ironique de Mme du Deffand, peut-être la personne la plus clairvoyante de ce siècle ! "Je ne trouve en moi que le néant et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu'il serait heureux d'être resté dans le néant." En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait : "Je suis né tué", est un bouffon savant et laborieux. Le néant dans un salon, quelle définition du prestige !

Chateaubriand-ce Français britannique comme tout Breton-fait l'effet d'une trompe ronflante à côté des effusions en sourdine de l'implacable Dame. La France a eu le privilège des femmes intelligentes, qui ont introduit la coquetterie dans l'esprit et le charme superficiel et délicieux dans les abstractions.

Un trait d'esprit vaut une révélation. L'une est profonde mais ne peut s'exprimer, l'autre est superficiel mais exprime tout. N'est-il pas plus intéressant de s'accomplir en surface que de se désarmer par la profondeur ? Où y a-t-il plus de culture : dans un soupir mystique ou dans une "blague" ? Dans cette dernière, bien sûr, quoiqu'une réponse alternative soit la seule qui aille.

Qu'a-t-elle aimé, la France ? Les styles, les plaisirs de l'intelligence, les salons, la raison, les petites perfections. L'expression précède la Nature. Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement.

La vie-quand elle n'est pas souffrance-est jeu.

Nous devons être reconnaissants à la France de l'avoir cultivé avec maestria et inspiration. C'est d'elle que j'ai appris à ne me prendre au sérieux que dans l'obscurité et, en public, à me moquer de tout. Son école est celle d'une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout des objectifs ; l'intelligence, des prétextes. Son grand art est dans la distinction et la grâce de la superficialité. Mettre du talent dans les choses de rien-c'est-à-dire dans l'existence et dans les enseignements du monde-est une initiation aux doutes français. La conclusion du XVIIIe siècle non encore souillé par l'idée de progrès : l'univers est une farce de l'esprit. [...]

La divinité de la France : le Goût. Le bon goût. Selon lequel le monde-pour exister-doit plaire ; être bien fait ; se consolider esthétiquement ; avoir des limites ; être un enchantement du saisissable ; un doux fleurissement de la finitude.

Un peuple de bon goût ne peut pas aimer le sublime, qui n'est que la préférence du mauvais goût porté au monumental. La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le sublime. Ce n'est pas pour rien que l'Allemagne- das Land den Geschmacklosigkeit [le pays du mauvais goût]-les a cultivés tous les deux : catégories des limites de la culture et de l'âme. [...]

Le péché et le mérite de la France sont dans sa sociabilité. Les gens ne semblent faits que pour se retrouver et parler. Le besoin de conversation provient du caractère a-cosmique de cette culture. Ni le monologue ni la méditation ne la définissent. Les Français sont nés pour parler et se sont formés pour discuter. Laissés seuls, ils bâillent. Mais quand bâillent-ils en société ? Tel est le drame du XVIIIe siècle.

C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas. Seule la culture grecque a déjà illustré ce phénomène de détachement de la nature-non pas en s'en éloignant, mais en parvenant à un arrondi harmonieux de l'esprit. Les cultures a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.

L'intelligence, la philosophie, l'art français appartiennent au monde du Compréhensible. Et lorsqu'ils le pressentent, ils ne l'expriment pas, contrairement à la poésie anglaise et à la musique allemande. La France ? Le refus du Mystère.

Elle ressemble davantage à la Grèce antique. Mais, alors que les Grecs alliaient le jeu de l'intelligence au souffle métaphysique, les Français ne sont pas allés aussi loin, ils n'ont pas été capables-eux qui aiment le paradoxe dans la conversation-d'en vivre un en tant que situation.
Deux peuples : les plus intelligents sous le soleil.

L'affirmation de Valéry selon laquelle l'homme est un animal né pour la conversation est évidente en France, et incompréhensible ailleurs. Les définitions ont des limites géographiques plus strictes que les coutumes. [...]

Un peuple sans mythes est en voie de dépeuplement. Le désert des campagnes françaises est le signe accablant de l'absence de mythologie quotidienne. Une nation ne peut vivre sans idole, et l'individu est incapable d'agir sans l'obsession des fétiches.

Tant que la France parvenait à transformer les concepts en mythes , sa substance vive n'était pas compromise. La force de donner un contenu sentimental aux idées, de projeter dans l'âme la logique et de déverser la vitalité dans des fictions-tel est le sens de cette transformation, ainsi que le secret d'une culture florissante. Engendrer des mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux, voilà qui révèle la fécondité d'un peuple. Les "idées" de la France ont été des idées vitales, pour la validité desquelles on s'est battu corps et âme. Si elle conserve un rôle décisif dans l'histoire spirituelle de l'Europe, c'est parce qu'elle a animé plusieurs idées, qu'elle les a tirées du néant abstrait de la pure neutralité. Croire signifie animer.

Mais les Français ne peuvent plus ni croire ni animer. Et ils ne veulent plus croire, de peur d'être ridicules. La décadence est le contraire de l'époque de grandeur : c'est la retransformation des mythes en concepts .

Un peuple entier devant des catégories vides-et qui, des mains, esquisse une vague aspiration, dirigée vers son vide spirituel. Il lui reste l'intelligence, non greffée sur le cœur. Donc stérile. Quant à l'ironie, dépourvue du soutien de l'orgueil, elle n'a plus de sens qu'en tant qu'auto-ironie.

Dans sa forme extrême, ce processus est caractéristique des intellectuels. Rien, cependant, n'est plus faux que de croire qu'eux seuls ont été atteints. Tout le peuple l'est, à des degrés variés. La crise est structurelle et mortelle. [...]

Aux périodes où une nation est à un point culminant apparaissent automatiquement des hommes qui n'ont de cesse de proposer des directives, des espoirs, des réformes. Leur insistance et la passion avec laquelle ils sont suivis par la foule témoignent de la force vitale de cette nation. Le besoin de régénération par la vérité et par l'erreur est propre aux périodes florissantes. Un écervelé comme Rousseau représente un comble d'effervescence. Qui se soucie encore de ses opinions ?

Pourtant, leur tumulte nous intéresse encore en raison de leur écho et de sa signification. Une apparition de cette ampleur est aujourd'hui inconcevable. Le peuple n'attend rien. Alors, qui lui proposerait quelque chose, et quoi ? Les peuples ne vivent réellement que dans la mesure où ils sont gavés d'idéaux, dans la mesure où ils ne peuvent plus respirer sous trop de croyances. La décadence est la vacance des idéaux, le moment où s'installe le dégoût de tout ; c'est une intolérance à l'avenir -et, en tant que tel, un sentiment déficitaire du temps, avec son inévitable conséquence : le manque de prophètes et, implicitement, le manque de héros.[...]

Les Français se sont usés par excès d'être . Ils ne s'aiment plus, parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus l'intelligence que le patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de terre baptisée, par illusion fanatique, patrie.

Comment la raison, retournée à sa vocation essentielle-l'universel et le vide-, pourrait-elle encore pousser l'individu dégoûté d'être citoyen vers l'abêtissement des palabres de la Cité ? La perte de ses instincts a scellé pour la France un grandiose désastre inscrit dans le destin de l'esprit.

Si, au soir de la civilisation gréco-romaine, le stoïcisme répandit l'idée de "citoyen du monde" parce que aucun idéal "local" ne contentait l'individu rassasié d'une géographie immédiate et sentimentale, de même, notre époque-ouverte, en raison de la décadence de la plus réussie des cultures-aspirera à la Cité universelle, dans laquelle l'homme, dépourvu d'un contenu direct, en cherchera un lointain, celui de tous les hommes, insaisissable et vaste.

Lorsque se défont les liens qui unissaient les congénères dans la bêtise reposante de leur communauté, ils étendent leurs antennes les uns vers les autres, comme autant de nostalgies vers autant de vides. L'homme moderne ne trouve que dans l'Empire un abri correspondant à son besoin d'espace. C'est comme un appel à une solidarité extérieure dont l'étendue l'opprimerait et le libérerait en même temps. De quoi une patrie le nourrirait-elle ? Quand il porte tant de doutes, n'importe quel coin du monde devient un havre. [...]

L'arrachement aux valeurs et le nihilisme instinctif contraignent l'individu au culte de la sensation. Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l'estomac finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie. Un certain Romain, Gabius Apicius, qui parcourait les côtes de l'Afrique à la recherche des plus belles langoustes et qui, ne les trouvant nulle part à son goût, ne parvenait à s'établir en aucun endroit, est le symbole des folies culinaires qui s'instaurent en l'absence de croyances. Depuis que la France a renié sa vocation, la manducation s'est élevée au rang de rituel. Ce qui est révélateur, ce n'est pas le fait de manger, mais de méditer, de spéculer, de s'entretenir pendant des heures à ce sujet. La conscience de cette nécessité, le remplacement du besoin par la culture-comme en amour-est un signe d'affaiblissement de l'instinct et de l'attachement aux valeurs. Tout le monde a pu faire cette expérience : quand on traverse une crise de doute dans la vie, quand tout nous dégoûte, le déjeuner devient une fête. Les aliments remplacent les idées. Les Français savent depuis plus d'un siècle qu'ils mangent. Du dernier paysan à l'intellectuel le plus raffiné, l'heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. La transformation d'un besoin immédiat en phénomène de civilisation est un pas dangereux et un grave symptôme. Le ventre a été le tombeau de l'Empire romain, il sera inéluctablement celui de l'Intelligence française. [...]

Un pays tout entier qui ne croit plus à rien, quel spectacle exaltant et dégradant ! Les entendre, du dernier des citoyens au plus lucide, dire avec le détachement de l'évidence : "La France n'existe plus", "Nous sommes finis", "Nous n'avons plus d'avenir", "Nous sommes un pays en décadence", quelle leçon revigorante, quand vous n'êtes plus amateur de leurres ! Je me suis souvent vautré avec volupté dans l'essence d'amertume de la France, je me suis délecté de son manque d'espoir, j'ai laissé rouler mes frissons désabusés sur ses versants. Si elle a été, des siècles durant, le coeur spirituel de l'Europe, l'acceptation naturelle du renvoi à la périphérie l'enjolive maintenant d'une vague séduction négative. Pour qui recherche les déclivités, elle est l'espace consolateur, la source trouble où s'abreuve la fièvre inextinguible. Avec quelle impatience ai-je attendu ce dénouement, si fécond pour l'inspiration mélancolique ! L'alexandrinisme est la débauche érudite comme système, la respiration théorique au crépuscule, un gémissement de concepts-et le moment unique où l'âme peut accorder ses ombres au déroulement objectif de la culture... »









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