samedi 10 novembre 2012

Laurent Lafforgue et Simone Weil - Mathématiques et vérité

On trouve des textes merveilleux sur la page web de Mr lafforgue, medaille Field de mathématiques français. Celui sur Simone Weil est magnifique. C'est un exercice d'admiration, une conférence donnée à la bibliothèque de France en 2009. Très difficile à résumer par l'équilibre des citations et des idées subtiles développées, je ne peux que vous y inviter ici.
Mais essayons tout de même.

Autour d'une question cadre sur l'utilité ou la nocivité des sciences qui ne parlent pas directement de Dieu, Laurent Lafforgue s'aide des réflexions de Simone Weil pour approfondir le lien entre mathématique et vérité. Après avoir parlé de l'algèbre et de sa modernité opératrice dont il faut se méfier, il met en avant les notions d'obéissance et de contradiction comme constitutive de la mathématique et de la vérité dans la science. Caractéristiques que nos retrouvons pleinement dans la croix du Christ. Les sciences qui ne parlent pas directement de Dieu sont utiles car elles exposent la vérité comme la croix expose le Christ.



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1 Intro

Laurent Lafforgue, au cours de ses travaux mathématiques n'a cessé de réfléchir entre le lien qu'il y avait entre vérité et mathématiques. Un jour il a recopié toutes les nombreuses notes du Cahier de Simone Weil (notes personnelles écrites dans les trois dernières années de sa vie.) liées avec les mathématiques.Il s'est rendu compte que cette philosophe de profession était allé bien plus loin que tout ce qu'il avait pu faire. Cette conférence est donc selon lui embryonnaire.


Certes c'est la sœur d'André Weil, grand mathématicien du XXème sièle. Mais c'est surtout d'abord une jeune fille bercée dans la culture classique et dans l'unité des sciences ou la mathématique joue main dans la main avec la philosophie, par exemple. Mais surtout c'est une femme qui a fait alliance avec la vérité, comme le témoigne cet extrait de son autobiographie spirituelle.


« À quatorze ans je suis tombée dans un de ces désespoirs sans fond de l'adolescence, et j'ai sérieusement songé à mourir, à cause de la médiocrité de mes facultés naturelles. (...)Je ne regrettais pas les succès extérieurs, mais de ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la vérité. J'aimais mieux mourir que de vivre sans elle. Après des mois de ténèbres intérieures, j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre.(...)
Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi d'une conception du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.»
Ensuite, ce n'est pas un papillon, elle ne cherche pas le savoir pour le savoir. Justement, la conférence de Lafforgue nous tiendra en haleine jusqu'à la conclusion sur une question que se pose Simone Weil :
« Dieu seul veut qu'on s'intéresse à lui, et absolument rien d'autre. Que faut-­il en conclure concernant la multitude des choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu ? Faut-­il conclure que ce sont des pièges du démon ? »
Enfin signalons que cette femme souligne le danger de la vulgarisation intellectuelle, elle veut entrer dans une science de tout son corps. Nous aurions perdu le sens de la réalité à cause de la vulgarisation scientifique.
Lafforgue nous propose trois mots pour poursuivre la réflexion mathématique de cette femme.

2 Algèbre


L'algèbre est cité de nombreuses fois, toujours pour être dénigré. Il est moins ce par quoi on le définit institutionnellement que le symbole pour Simone Weil de l'abandon humain de la pensée et du sens pour se tourner vers le machinisme et le retournement de l'homme vers le signe à la place du signifié, du sens. La pensée devient un outil. La chose pensante, l'homme est réduit à l'état de machine.


Ensuite cet algèbre est bien représentatif de la science moderne qui "n'est plus pensée". l'utilisation, au nom de l'efficacité de techniques acquises que l'on ne prend pas ou plus la peine de penser.
Elle oppose cette science moderne, à la classique (représentée par Descartes) qu'elle oppose encore avec la science grecque concentrée par la géométrie qu'elle exalte comme solution anti algèbre.
« La droite tracée à la craie, c'est ce qu'on trace à la craie en pensant à une droite. De même un acte de vertu, c'est l'action qu'on accomplit en aimant Dieu. (Le rapport est le même. On ne trace pas n'importe quelle ligne... On n'accomplit pas n'importe quelle action.) »
Derrière cette méfiance, il y a la foi de Mme Weil que derrière tout nombre, il y a le "logos", la parole de Dieu fait chaire.
« Le nombre, c'est le rapport spécifique de chaque chose avec Dieu, qui est l'unité. Le rapport universel, c'est le Logos ; la Sagesse divine, le Verbe divin, auquel l'univers est conforme par amour. »
« Dieu est médiation, et en soi tout est médiation divine. Analogiquement, pour la pensée humaine, tout est rapport – logos. Le rapport est la médiation divine. La médiation divine est Dieu. « Tout est nombre. »

3 Obéissance
Simone Weil évoque aussi l'obéissance des mathématiques, ainsi que leur douceur et leur docilité. Valeurs souvent associé à Jésus. C'est l'obéissance de la matière soumise à des lois et des êtres mathématiques aux implications logiques.
De là, Weil médite sur la matière. Elle lie son obéissance avec sa brutalité, ce qui est pour nous son insensibilité. Mais celle ci est finalement douceur puisqu'elle est obéissance à Dieu. Elle dit encore que c'est cette même souffrance que l'on trouve dans la beauté, les mathématiques et qu'on saisit expérimentalement au fond de nos souffrances. La science est comme la contemplation  de la sagesse paternelle de Dieu.
« La science – comme toute activité humaine – enferme une manière originale, spécifique, d'aimer Dieu. Cela, qui est sa destination, est aussi son origine. Nulle chose ne peut avoir pour destination ce qu'elle n'a pas pour origine. Idée contraire, idée de progrès, poison. »
Bref, ces observations amènent Simone Weil à décrire les mathématiques comme école de l'obéissance. celle ci nous conduit au consentement de ce qui est, à la nécessité. consentement et nécessité, images de la folie d'amour de Dieu, image du Logos. La mathématique a donc pour objet d'étude ce Logos; Donc celle-ci est en rapport avec le bien. Et encore plus précisément :

« La mathématique présente le mystère de la persuasion exercée par le bien sur la nécessité. »
Cette persuasion accouche de la beauté, sensible à quiconque, comme le dit Lafforgue, consent à ce qui est.
« Est beau dans la mathématique ce qui nous fait manifestement apparaître qu'elle n'est pas quelque chose que nous avons fabriqué. Cela, c'est la contradiction. »

4 Contradiction
comme Platon, Weil pense qu'elle est essentielle à la pensée. Elle est le signe donnée par la vérité à notre intelligence pour se dépasser, il faut la regarder dans les yeux et l'accepter. Elle dit même:
« Le mensonge est la fuite de la pensée humaine devant une contradiction essentielle, irrémédiable. Tout ce qui force par violence – car il y faut de la violence – à regarder en face la contradiction est un remède au mensonge, remède toujours douloureux. »
Plus que cela, elle pense surtout que la contradiction est au cœur de la science. Il faut savoir contempler les principes premiers des sciences dans leurs contradictions. Seul le bien étant sans contradiction, il est ce qui éclaire nos sciences qui par nature, selon elle, en sont remplis.
« Contradiction essentielle de notre conception de la science : la fiction du vase clos (fondement de toute science expérimentale) est contraire à la conception scientifique du monde. Deux expériences ne devraient jamais donner de résultats identiques. On s'en tire par la notion de négligeable. Or le négligeable, c'est le monde... »
Ce gout de la contradiction, selon Lafforgue, explique la préférence de Weil envers la géométrie contre l'algèbre qui ne permet pas de visualiser les contradictions (et donc l'essentiel de leur vérité) qui sont cachées par les signes. Ces contradictions ne sont que les inadaptations entre la raison naturelle et surnaturelle. Le meilleur exemple est la Trinité (un et trine) et l'impossibilité de penser le rapport entre les deux idées. Mais la mathématique nous aide.
« Ce qui est contradictoire pour la raison naturelle ne l'est pas pour la raison surnaturelle, mais celle­-ci ne dispose que du langage de l'autre. Néanmoins la logique de la raison surnaturelle est plus rigoureuse que celle de la raison naturelle. La mathématique nous donne une image de cette hiérarchie. »
Toujours plus loin, si nous les êtres mathématiques résistent à notre volonté (obéissance), ils résistent aussi à notre intelligence. Cette résistance est ce qui permet notre découverte de la beauté. Citons encore Weil :
« Le beau est l'apparence manifeste du réel. Le réel, c'est essentiellement la contradiction. Car le réel, c'est l'obstacle, et l'obstacle d'un être pensant, c'est la contradiction. Le beau dans la mathématique réside dans la contradiction."
Encore et toujours plus loin, il y a les coïncidences, ce sont les démonstrations indépendantes allant au même résultat. Ces coïncidences même est "ce qui échappe à la démonstration". Là où donc ne devrait régner que la nécessité, il y a autre chose pourtant. C'est pour elle scandale et joie.
« L'essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s'impose et comble de joie. »
Lafforgue résume : La contradiction dans la mathématique et la science est d'abord épreuve de la nécessité et invitation à consentir à cette nécessité. Le consentement à la nécessité permet la manifestation de la coïncidence qui redouble le scandale et comble donc de joie.

5 conclusion
Tout le vocabulaire utilisé évoque la croix et la résurrection du Christ. Ce n'est pas un hasard car la contradiction des contradictions est la croix du Christ.
Revenons à la question introductive... Que faire de toutes ces choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu? Quel sens pour la recherche de connaissances? Pièges du démon ?


«Non, non, non. Il faut conclure qu'elles parlent de Dieu. Il est urgent aujourd'hui de le montrer. C'est en cela que consiste le devoir d'élever le serpent d'airain, pour qu'il soit vu et que quiconque le regarde soit sauvé. »

Le serpent d'airain fait référence au livre des nombres dans la bible et à ce symbole sculpté sur un mât dont la vue guérirait les hommes du peuple de Dieu, mordu par un serpent dans cette partie du désert. Jésus parle de cet évènement dans l’Évangile de Saint Jean où il compare l'élévation du Serpent d'airain et sa propre crucifixion à venir.
La multitude des choses intéressantes parlent bien de Dieu
Simone Weil fait donc une analogie entre vérité et science et le Christ et sa croix. tel la croix expose le Christ, ainsi les connaissances montrent la vérité crucifié. La contemplation de la contradiction est une façon de se laisser crucifier avec le Christ.


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