Porte-Cierge
-------------
En ces temps difficiles où de petites élites perdues en mal de réalité ne savent plus quoi faire pour précipiter le peuple qu’ils représentent vers leurs abîmes moraux, il est bon de regarder ce qu’il y a de beau, à l’invitation de Jacques Brel.
Je
me suis récemment remis à écouter de la bossa nova et à reprendre ma guitare
pour en jouer. M’arrêtant sur un morceau en particulier, le trop fameux Chega
de Saudade, interprété par les plus grands (João Gilberto et Tom Jobim,
Vinicius de Morães, Caetano Veloso, …), un certain symbolisme subtilement
esquissé par cette musique franco-brésilienne* m’est apparu soudain.
La
bossa nova : une alliance paradoxale
Pour
qui n’a qu’une vague idée de ce qu’est la bossa nova, qu’il me soit permis de
la lui résumer en peu de mots. Il s’agit de l’alliance d’une mélodie douce, aux
mots simples (en portugais-brésilien), avec un accompagnement d’accords
complexes et chaleureux, exécutés le plus souvent à la guitare. Les thèmes
abordés tournent bien souvent autour de l’amour, de la joie, de la solitude, de
la tristesse, de l’attente, de l’aspiration à la félicité, via des
concepts très lusitaniens comme celui de la saudade (nostalgie,
mélancolie, absence d’un bien perdu) qui créent cette constante instabilité
émotive – une intrigue, dirait-on au théâtre classique. De là à inférer une
relation directe au fado lisboète, il n’y a qu’un pas…
La
bossa nova est à la fois extrêmement simple et extrêmement complexe, disons-nous.
Simple par ses paroles et ses mots, d’abord. Il est curieusement difficile de
traduire fidèlement en français les textes de bossa nova tant la langue
portugaise absorbée par les Brésiliens semble épurée – mettant ainsi à nu
l’incapacité latente de notre idiome natal si littéraire et si intellectuel à
parler au cœur avec des mots simples. Tristeza, felicidade, amor,
você, eu, lindo, louco, nada, mar, ilusão,
acabar, … sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche de ces
chanteurs à la voix sobre**. Le classique Desafinado est un exemple
d’humilité, en ce sens que l’interprète chante volontairement faux pour
illustrer l’humilité d’un cœur qui aime et se livre simplement à la rudesse, l’ingratidão
d’une femme que l’on devine parfaite et orgueilleuse.
Mais
la bossa nova est également complexe par sa musique, et ce malgré la présence
« nécessaire et suffisante », « minimale » d’une guitare
sèche. Sans être expert en théorie musicale, il n’est pas difficile de
percevoir, à la simple écoute d’un morceau de bossa, l’immense richesse des
accords qui accompagnent ces mélodies. Sans être moi-même un génie de la
guitare, il m’est vite apparu – grâce à la bienveillance d’un professeur
notamment – que la bossa nova est le meilleur terrain d’étude qui soit pour aborder
les subtilités (« les plus mesquines », dirait Papa Talon) de
l’instrument à six cordes et en exploiter les plus profondes ressources. En
associant à chaque type d’accord sa personnalité et l’atmosphère qu’il dégage
auprès d’une mélodie, l’on retrouve parmi tant d’autres la stabilité des
accords majeurs, la retenue des accords mineurs, l’intimité des accords de
sixième, l’alacrité des accords de septième et la rêverie des majeurs septième,
sans parler de leurs diverses colorations, la douce neuvième, sa diminution incertaine
et son excentrique augmentation, la confidente onzième, la fraternelle
treizième…
(O Tom Jobim)
Une
allégorie de l’homme et de la femme
Ce
qui suit s’appuie sur la vidéo de João Gilberto chantant Chega de Saudade
avec sa fille Isabel (Bebel) sur TV Globo en 1980. Cette chanson décrit l’état
d’âme d’un homme qui ne supporte plus d’être séparé de celle qu’il aime, mais
dont il espère le retour (voir les paroles à la fin de l’article).
Variação 1
Dans
la première partie de cette vidéo, Bebel chante seule tandis que son père
l’accompagne à la guitare. Agée d’une quinzaine d’années seulement, on sent
dans la voix le manque d’assurance de la jeune fille dès
les premiers vers, image presque touchante de la beauté, la noblesse humaine passant
par l’imperfection et l’innocence. A mesure que la chanson s’écoule, Bebel
prend progressivement confiance en elle et finit par adresser des regards et
sourires complices à son père alors que la mélodie se fait de plus en plus
allègre (dénouement de l’intrigue).
La
première variation du symbolisme passe par le dialogue implicite entre le père
et la fille, entre l’homme et la femme. On la trouve dans la fragilité de celle-ci,
son langage délicat et mélodieux, recherchant le regard et la protection
masculine, du père comme de l’homme. Celui-ci, sûr de lui, offre un cadre
protecteur où se mêlent accords complexes à la justesse quasi mathématique et harmonie
rythmique, qui ne peut défaillir. L’alliance de l’humilité mélodique féminine
et de l’assurance technique masculine. Cœur et raison.
Variação 2
Dans
la seconde partie de la vidéo, en réponse à Bebel, João Gilberto chante de
nouveau le début de la chanson tandis que celle-ci attend le final pour chanter
les derniers vers avec lui. Cette fois-ci, la fille laisse son père chanter
seul, ce père qui soudain – avec le doux timbre qu’on lui connaît – semble
grimacer des souffrances de l’homme qui n’en peut plus de l’absence de l’être
aimé.
Le
seconde variation du symbolisme, plus abstraite ici, se perçoit comme cette
souffrance masculine, solitude presque enfantine, susurrée faiblement sous le regard
de la femme bienveillante, invisible, imaginaire, qui l’écoute – car une femme
rôde toujours quelque part dans une chanson de bossa nova – , présence féminine
matérialisée par les accords chauds émis par six cordes prodigues en affection
maternelle, comme un baume réparateur recouvrant ses plaies ouvertes en
attendant la guérison de l’amour retrouvé. L’alliance de l’homme faible, harassé
de la privation d’amour d’une part, et du cocon chaud, ouaté de la femme accueillant
cette plainte de l’autre. Faiblesse et chaleur.
Pour
terminer, voici le texte original de la chanson en portugais, avec traduction
française aussi fidèle que possible, mais résolument inchantable en l’état !
(Pour démontrer en effet à quel point le français a dû mal à dire ces choses simplement…)
Vai, minha tristeza e diz a ela que sem ela não pode ser
(« Va, ma tristesse, va lui dire que sans elle, la vie n’est
plus possible »)
Diz-lhe numa prece que ela regresse porque eu não posso mais
sofrer
(« Fais-lui cette prière afin qu’elle revienne, je ne puis
souffrir plus longtemps »)
Chega de saudade, a realidade é que sem ela não há paz, não há beleza
(« Assez de saudade… en vérité sans elle, il n’est pas
de répit, pas de beauté »)
E só tristeza, e a melancolia que não sai de mim, não sai de mim,
não sai
(« Tout n’est que tristesse, une mélancolie qui ne me lâche
point, ne me lâche point »)
Mas se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca
(« Mais si elle revenait, si elle revenait ce serait
magnifique, ce serait fou »)
Pois há menos peixinhos a nadar no mar do que os beijinhos que eu darei na sua boca
(« Car il y a moins de poissons nageant dans la mer que de
baisers que sa bouche recevra » – jeu de mots en portugais, peixinhos
= poissons / beijinhos = baisers)
Dentro dos meus braços os abraços hão de ser milhões de abraços
(« Dans mes bras, mes étreintes seront des milliers
d’étreintes »)
Apertado assim, colado assim, calado assim, abraços e beijinhos e
carinhos sem ter fim
(« Serré, collé ainsi, sans rien dire, étreintes, baisers et
câlins infinis »)
Que é p’ra acabar com esse negócio de viver longe de mim
(« Pour en finir avec cette histoire, que tu vives loin de
moi »)
Não quero mais esse negócio de você viver assim
(« Je ne veux plus de ce jeu-là, que tu vives ainsi »)
Vamos deixar esse negócio de você viver sem mim
(« Arrêtons
ce petit jeu, que tu vives sans moi », traduction
difficile de negócio ; on peut comprendre que les deux amants
s’étaient séparés d’un commun accord, sorte de marché conclu dont l’homme ne veut plus)
------
*
J’ose le dire avec une audace purement chauvine. N’oublions jamais que le
chanteur Henri Salvador – dont les talents guitaristiques sont bien souvent oubliés
– a été l’un de ses accoucheurs au Brésil lorsque, selon la légende, Jobim émit
l’idée de ralentir le rythme de la samba en y adjoignant des mélodies…
**
Penser à Henri Salvador encore une fois, avec sa célèbre Chanson douce que
me chantait ma maman… l’une des rares et belles tentatives de bossa nova en
français.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire