lundi 26 novembre 2012

Chega de Saudade, Par Télésphore Gyromitre

J'ai le plaisir d'inviter dans ce jardin, une fleur offerte par Téléspohore Gyromitre. Bienvenue ! 
Porte-Cierge
-------------

En ces temps difficiles où de petites élites perdues en mal de réalité ne savent plus quoi faire pour précipiter le peuple qu’ils représentent vers leurs abîmes moraux, il est bon de regarder ce qu’il y a de beau, à l’invitation de Jacques Brel.

Je me suis récemment remis à écouter de la bossa nova et à reprendre ma guitare pour en jouer. M’arrêtant sur un morceau en particulier, le trop fameux Chega de Saudade, interprété par les plus grands (João Gilberto et Tom Jobim, Vinicius de Morães, Caetano Veloso, …), un certain symbolisme subtilement esquissé par cette musique franco-brésilienne* m’est apparu soudain.

La bossa nova : une alliance paradoxale

Pour qui n’a qu’une vague idée de ce qu’est la bossa nova, qu’il me soit permis de la lui résumer en peu de mots. Il s’agit de l’alliance d’une mélodie douce, aux mots simples (en portugais-brésilien), avec un accompagnement d’accords complexes et chaleureux, exécutés le plus souvent à la guitare. Les thèmes abordés tournent bien souvent autour de l’amour, de la joie, de la solitude, de la tristesse, de l’attente, de l’aspiration à la félicité, via des concepts très lusitaniens comme celui de la saudade (nostalgie, mélancolie, absence d’un bien perdu) qui créent cette constante instabilité émotive – une intrigue, dirait-on au théâtre classique. De là à inférer une relation directe au fado lisboète, il n’y a qu’un pas…

La bossa nova est à la fois extrêmement simple et extrêmement complexe, disons-nous. Simple par ses paroles et ses mots, d’abord. Il est curieusement difficile de traduire fidèlement en français les textes de bossa nova tant la langue portugaise absorbée par les Brésiliens semble épurée – mettant ainsi à nu l’incapacité latente de notre idiome natal si littéraire et si intellectuel à parler au cœur avec des mots simples. Tristeza, felicidade, amor, você, eu, lindo, louco, nada, mar, ilusão, acabar, … sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche de ces chanteurs à la voix sobre**. Le classique Desafinado est un exemple d’humilité, en ce sens que l’interprète chante volontairement faux pour illustrer l’humilité d’un cœur qui aime et se livre simplement à la rudesse, l’ingratidão d’une femme que l’on devine parfaite et orgueilleuse.


Mais la bossa nova est également complexe par sa musique, et ce malgré la présence « nécessaire et suffisante », « minimale » d’une guitare sèche. Sans être expert en théorie musicale, il n’est pas difficile de percevoir, à la simple écoute d’un morceau de bossa, l’immense richesse des accords qui accompagnent ces mélodies. Sans être moi-même un génie de la guitare, il m’est vite apparu – grâce à la bienveillance d’un professeur notamment – que la bossa nova est le meilleur terrain d’étude qui soit pour aborder les subtilités (« les plus mesquines », dirait Papa Talon) de l’instrument à six cordes et en exploiter les plus profondes ressources. En associant à chaque type d’accord sa personnalité et l’atmosphère qu’il dégage auprès d’une mélodie, l’on retrouve parmi tant d’autres la stabilité des accords majeurs, la retenue des accords mineurs, l’intimité des accords de sixième, l’alacrité des accords de septième et la rêverie des majeurs septième, sans parler de leurs diverses colorations, la douce neuvième, sa diminution incertaine et son excentrique augmentation, la confidente onzième, la fraternelle treizième…
 (O Tom Jobim)


Une allégorie de l’homme et de la femme

Ce qui suit s’appuie sur la vidéo de João Gilberto chantant Chega de Saudade avec sa fille Isabel (Bebel) sur TV Globo en 1980. Cette chanson décrit l’état d’âme d’un homme qui ne supporte plus d’être séparé de celle qu’il aime, mais dont il espère le retour (voir les paroles à la fin de l’article).


Variação 1

Dans la première partie de cette vidéo, Bebel chante seule tandis que son père l’accompagne à la guitare. Agée d’une quinzaine d’années seulement, on sent dans la voix le manque d’assurance de la jeune fille dès les premiers vers, image presque touchante de la beauté, la noblesse humaine passant par l’imperfection et l’innocence. A mesure que la chanson s’écoule, Bebel prend progressivement confiance en elle et finit par adresser des regards et sourires complices à son père alors que la mélodie se fait de plus en plus allègre (dénouement de l’intrigue).
La première variation du symbolisme passe par le dialogue implicite entre le père et la fille, entre l’homme et la femme. On la trouve dans la fragilité de celle-ci, son langage délicat et mélodieux, recherchant le regard et la protection masculine, du père comme de l’homme. Celui-ci, sûr de lui, offre un cadre protecteur où se mêlent accords complexes à la justesse quasi mathématique et harmonie rythmique, qui ne peut défaillir. L’alliance de l’humilité mélodique féminine et de l’assurance technique masculine. Cœur et raison.

Variação 2

Dans la seconde partie de la vidéo, en réponse à Bebel, João Gilberto chante de nouveau le début de la chanson tandis que celle-ci attend le final pour chanter les derniers vers avec lui. Cette fois-ci, la fille laisse son père chanter seul, ce père qui soudain – avec le doux timbre qu’on lui connaît – semble grimacer des souffrances de l’homme qui n’en peut plus de l’absence de l’être aimé.
Le seconde variation du symbolisme, plus abstraite ici, se perçoit comme cette souffrance masculine, solitude presque enfantine, susurrée faiblement sous le regard de la femme bienveillante, invisible, imaginaire, qui l’écoute – car une femme rôde toujours quelque part dans une chanson de bossa nova – , présence féminine matérialisée par les accords chauds émis par six cordes prodigues en affection maternelle, comme un baume réparateur recouvrant ses plaies ouvertes en attendant la guérison de l’amour retrouvé. L’alliance de l’homme faible, harassé de la privation d’amour d’une part, et du cocon chaud, ouaté de la femme accueillant cette plainte de l’autre. Faiblesse et chaleur.

Pour terminer, voici le texte original de la chanson en portugais, avec traduction française aussi fidèle que possible, mais résolument inchantable en l’état ! (Pour démontrer en effet à quel point le français a dû mal à dire ces choses simplement…)

Vai, minha tristeza e diz a ela que sem ela não pode ser
(« Va, ma tristesse, va lui dire que sans elle, la vie n’est plus possible »)

Diz-lhe numa prece que ela regresse porque eu não posso mais sofrer
(« Fais-lui cette prière afin qu’elle revienne, je ne puis souffrir plus longtemps »)

Chega de saudade, a realidade é que sem ela não há paz, não há beleza
(« Assez de saudade… en vérité sans elle, il n’est pas de répit, pas de beauté »)

E só tristeza, e a melancolia que não sai de mim, não sai de mim, não sai
(« Tout n’est que tristesse, une mélancolie qui ne me lâche point, ne me lâche point »)

Mas se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca
(« Mais si elle revenait, si elle revenait ce serait magnifique, ce serait fou »)

Pois há menos peixinhos a nadar no mar do que os beijinhos que eu darei na sua boca
(« Car il y a moins de poissons nageant dans la mer que de baisers que sa bouche recevra » – jeu de mots en portugais, peixinhos = poissons / beijinhos = baisers)

Dentro dos meus braços os abraços hão de ser milhões de abraços
(« Dans mes bras, mes étreintes seront des milliers d’étreintes »)

Apertado assim, colado assim, calado assim, abraços e beijinhos e carinhos sem ter fim
(« Serré, collé ainsi, sans rien dire, étreintes, baisers et câlins infinis »)

Que é p’ra acabar com esse negócio de viver longe de mim
(« Pour en finir avec cette histoire, que tu vives loin de moi »)

Não quero mais esse negócio de você viver assim
(« Je ne veux plus de ce jeu-là, que tu vives ainsi »)

Vamos deixar esse negócio de você viver sem mim 
(« Arrêtons ce petit jeu, que tu vives sans moi », traduction difficile de negócio ; on peut comprendre que les deux amants s’étaient séparés d’un commun accord, sorte de marché conclu dont l’homme ne veut plus)

------

* J’ose le dire avec une audace purement chauvine. N’oublions jamais que le chanteur Henri Salvador – dont les talents guitaristiques sont bien souvent oubliés – a été l’un de ses accoucheurs au Brésil lorsque, selon la légende, Jobim émit l’idée de ralentir le rythme de la samba en y adjoignant des mélodies…

** Penser à Henri Salvador encore une fois, avec sa célèbre Chanson douce que me chantait ma maman… l’une des rares et belles tentatives de bossa nova en français.








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire