vendredi 12 octobre 2012

Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas - Proust et exemples personnels

Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, du nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de "bagues d'or", de "Ah! Reste longtemps endormie", dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut - confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. tels arpèges, telle "rentrée" ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci.



Marcel Proust, Extrait de "Les plaisirs et les jours", Chapitre XIII


Je ne sais plus où j'ai trouvé ce texte...

Il parle aussi des bonheurs de la mauvaise musique, de la gloire qui passe, malgré tout, à travers elle. Veuillez trouver quelques exemples (très) personnels plus bas. Rendons gloire à Aznavour, Misraki, Ferrat, Gainsbourg et quelques autres.... Leur "mauvaise musique" m'ont soigné, adouci ou encore évoque mille moments, émotions ou vertus...

Reda Caire chantant Paul Mizraki, le petit souper aux chandelles, insensiblement, dix sept ans. Le miracle de la rencontre et un peu de nostalgie.



Kaja Mianowana chantant Skąd czułość poême de Marina Tsvetaeva traduit en polonais... La surprise de la douceur rencontrée

Ferrat chantant Que serais-je sans toi d'Aragon. Le chant de l'amoureux

Bibi, tout doucement, chanson évoquant la chaleur maternelle pour une chanson de la tragédie d'une séparation acceptée.

Aznavour chantant une vie d'amour. L'idéalisme du premier amour qui comblerait la vie



Delerm et Cali chantant quoi... de Serge Gainsbourg. Le désespoir d'une séparation et l’ambiguïté fatale de l'amour.

Roza Rymbaeva, l'amour à nouveau possible et rencontré

Chanson populaire chanté par Claude François. Relativité scandaleuse et pourtant effective du grand amour vécu et juste mort...

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