dimanche 26 août 2012

« Le Christianisme sera victorieux, mais seulement dans la défaite » : Une interview de René Girard

Veuillez trouver ci dessous, une traduction personnelle de l'anglais au français d'une interview de René Girard par Cynthia Haven en juillet 2009 à l'occasion de la sortie de la traduction anglaise de Achever Clausewitz (Battling to the end). Cette interview est paru dans le magazine First Things (First Things is published by The Institute on Religion and Public Life, an interreligious, nonpartisan research and education institute whose purpose is to advance a religiously informed public philosophy for the ordering of society. Selon le site lui-même...)

J'ai traduit cette interview, ne l'ayant vu nulle part en français, car elle me semblait répondre avec beaucoup de clarté sur la pensée apocalyptique de René Girard. Dites moi si il y a encore des erreurs...

Alors? On attend que cela se passe ?


« Le Christianisme sera victorieux, mais seulement dans la défaite » : Une interview avec René Girard.
16 Juillet 2009
Cynthia L. Haven

Cynthia Haven : Au moment même où les gens croient savoir ce que pense René Girard, vous nous surprenez. Votre travail s’est étendu vers de nouvelles directions significatives à différents moments de votre longue carrière. Il semble maintenant que celle-ci ait encore évolué avec votre dernier livre sur Carl Von Clausewitz.


René Girard : Achever Clausewitz est un livre sur la guerre moderne. Clausewitz est un écrivain qui a seulement écrit sur la guerre ; il était amoureux de la guerre. Il haïssait Napoléon, l’ennemi de son pays, la Prusse, mais il l’aimait aussi car l’empereur avait restauré la guerre dans sa dimension héroïque, après un 18ème siècle qui avait affaibli la guerre avec ses conflits faits de manœuvres et de négociations plus importantes que le véritable combat. C’est pourquoi la haine de Clausewitz pour Napoléon était curieusement liée à une admiration passionnée pour l’homme qui avait rétabli la guerre à sa gloire passée


CH : La nature amour-haine de la rivalité mimétique est apparente ici, mais n’y a-t-il pas autre chose qui vous a attiré vers ce sujet décalé ?


RG : J’ai trouvé une autre correspondance intéressante avec mon propre travail. Parce que Clausewitz ne parle seulement que de guerre, il décrit les relations humaines d’une manière qui m’intéresse profondément. Quand nous décrivons les relations humaines, nous les rendons d’habitude meilleures qu’elles ne le sont véritablement : bonnes, paisibles, etc. tandis qu’en réalité elles sont concurrentielles. C’est pourquoi Clausewitz dit que les affaires –les affaires commerciales- et la guerre sont très proches l’une de l’autre.


CH : Vous avez signalé que notre société dans son ensemble parvenait actuellement à une situation de « crise mimétique ». Quelle est la cause de cette crise mimétique, exactement ?


RG : Une crise mimétique est présente quand les gens deviennent indifférenciés. Il n’y a plus de classes sociales, il n’y a plus de différences sociales, etc.… Ce que j’appelle une crise mimétique est une situation de conflit si intense que des deux cotés les gens agissent de la même manière et parlent de la même manière quand bien même, ou parce que, ils sont de plus en plus hostiles l’un envers l’autre. Je crois que dans les conflits intenses, loin de devenir plus nettes, les différences se dissipent.
Quand les différences sont supprimées, les conflits deviennent rationnellement insolubles. Si et quand ils sont résolus, ils le sont par quelque chose qui n’a rien à faire avec des arguments rationnels : par un processus que les gens concernés ne comprennent et ne perçoivent même pas. Il est résolu par ce que nous appelons le mécanisme victimaire du bouc émissaire.


CH : Vous dites que l’histoire du mécanisme victimaire est supprimée par ceux qui accomplissent ce processus.


RG : Le mécanisme victimaire est en elle-même cette suppression. Si vous réalisez ce processus, seulement un tiers extérieur peut être conscient de cela. Mais vous non, parce que vous croirez faire quelque chose de juste. Vous allez croire plutôt que vous punissez quelqu’un qui est vraiment coupable, ou que vous vous battez contre quelqu’un qui essaie de vous tuer. Nous ne nous voyons jamais comme quelqu’un responsable du processus victimaire.
Si vous regardez les religions archaïques, cela devient clair que la religion est la manière de maîtriser, ou au moins de contrôler, la violence. Je pense que les religions archaïques sont basées sur un meurtre collectif, sur un lynchage d’une foule qui unit les gens et sauve la communauté. Ce processus est le début de la religion : le salut comme un résultat du mécanisme victimaire. C’est pourquoi les gens convertissent leur bouc émissaire en un dieu.


CH : Vous avez dit par ailleurs: « Je pense qu'à terme la vision chrétienne de la violence reprendra le dessus mais nous devons considérer la situation comme un vrai test ». Avez-vous vraiment ce genre de certitude ?


RG : Le christianisme sera victorieux, mais seulement dans la défaite. Le christianisme a la même construction que les religions archaïques, c’est un cas de mécanisme victimaire, mais –et cette différence est énorme- au lieu d’accuser la victime, et de se joindre aux persécuteurs, il prend conscience que la victime est innocente et depuis nous interprétons ce genre de situation à la lumière de la victime innocente, qu’est le Christ lui-même. Dans un monde qui n'est plus organisé suivant les règles strictes du bouc émissaire et des sacrifices qui le remettent en scène à travers le système pénal, nous avons de plus en plus de désordre. De plus en plus de liberté, mais de plus en plus de désordre.


CH : Mais dites-nous-en un peu plus sur ce « grand test »


RG : On peut dire que l’histoire est ce grand test. Mais nous savons très bien que l’humanité rate ce test. A certains égards, les Évangiles, les Écritures prédisent cet échec puisqu’ils concluent sur les thèmes eschatologiques, qui prédisent la fin du monde.


CH : Vous avez dit, pour les sociétés modernes, « la confiance est dans la violence. Nous mettons notre foi dans cette violence, cette violence nous gardera dans la paix. » Comment les nations peuvent être fortes sans violence ?


RG : La vérité commence avec la reconnaissance de notre violence, c’est ce que le Christianisme réclame de nous. L’alternative est le royaume de Dieu, et le royaume de Dieu est, par définition, non violent. Il n’arrive jamais, parce que les gens ne sont pas suffisamment chrétiens et nous revenons à ce que je disais avant. Nous devons reconnaitre nos bouc émissaires et nous ne pouvons le faire.


CH : C’est dur d’imaginer d’aller à la table des négociations au Moyen-Orient sans avoir la perspective de la guerre en dernier ressort.


RG : Je suis tout à fait d’accord. Mais c'est là notre éternelle impasse. Nous devons voir l’histoire comme un long processus d’éducation. Dieu essaie de nous enseigner à renoncer à la violence. Il n’y aura aucune violence dans le royaume de Dieu, et nous ne semblons pas capables de cela. C’est pourquoi vous avez des textes apocalyptiques à la fin des Évangiles.
Maintenant, le monde se dirige de plus en plus vers des types variés de catastrophe. On le sait très bien, on parle un petit peu de cela. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation qui ne nous permet pas de distinguer les instruments de guerre et les instruments de paix. 
Quand vous regarder les textes apocalyptiques, ils semblent absurdes et enfantins parce qu’ils mélangent souvent nature et culture. Cela sonnait absurde jusqu’à récemment, mais maintenant cela arrive vraiment. Quand il y a des ouragans à la Nouvelle Orléans, nous nous demandons si l’homme n’est pas plus responsable que la nature. Les incroyants pensent que les textes apocalyptiques du Christianisme sont anti-scientifiques parce qu’ils mélangent nature et culture. Mais dans notre monde, il ne peut être contesté que l’homme puisse interférer avec le fonctionnement de la nature. Le monde n’a jamais connu de telle possibilité auparavant. Mais il le peut maintenant et je pense que cette situation est spécifiquement chrétienne. Donc, loin de voir le Christianisme comme démodé et ridicule, je vois un Christianisme qui donne beaucoup de sens. Ce sens est seulement trop étonnant pour être compris par les gens collés à une pensée conventionnelle.


CH : Vous avez dit : « De plus en plus de personnes en Occident deviennent conscientes de la faiblesse de leur humanisme ; nous n’allons pas redevenir chrétiens, mais il y aura plus d’attention sur le fait que le combat est vraiment entre le Christianisme et l’Islam qu’entre l’Islam et l’humanisme. »


RG : Oui, je le crois, voyez vous, parce que le Christianisme a détruit les cultes sacrificiels. Le Christianisme révèle que le monde est fondé sur la violence. La principale ressource de gouvernement et de civilisation, dans le monde archaïque, est le phénomène du bouc émissaire. Le grand paradoxe est que le phénomène du bouc émissaire fonctionne seulement aussi longtemps qu’il demeure inaperçu par les gens qu’il unit. Les Évangiles rendent visibles que Jésus est un bouc émissaire. Quand les gens disent qu’il n’y a pas de différence entre un mythe et le Christianisme, c’est presque vrai. Dans les deux cas, l’histoire culmine dans un grand drame : une victime est collectivement tuée puis est divinisée. Mais dans les deux cas, la victime n’est pas divinisée pour la même raison. Jésus est divinisé parce qu’il a souffert la passion, malgré son innocence, et il a révélé leur propre violence à ses meurtriers. Dans les religions archaïques, la culpabilité des meurtriers demeure invisible, inaperçue. C’est l’effet de la réconciliation du bouc émissaire qui est souligné comme la signification positive du processus. Dans le Christianisme, la violence criminelle du meurtrier est révélée aussi bien que l’innocence de la victime.
Une religion archaïque n’est rien qu’un phénomène de bouc émissaire qui a réussi, pour ainsi dire, comme cela est interprété naïvement par les meurtriers eux-mêmes. Dans les Évangiles, le phénomène échoue et son sens est révélé aux meurtriers (scapegoaters) eux-mêmes, ce qui veut dire, l’humanité dans son entier. Le Christianisme détruit les religions archaïques parce qu’il nous révèle leur dépendance avec la violence sur le bouc émissaire.
L’auto-dénigrement du monde moderne, aussi bien que sa supériorité intellectuelle, sont enracinés dans la conscience du processus du bouc émissaire. Malheureusement, nous ne sommes pas conscients que le processus entier est enraciné dans le Christianisme que beaucoup de personnes rejettent simultanément avec les fausses religions du bouc émissaire.
Dans un sens, le monde occidental s’est assis sur ses propres privilèges et ne prête pas la moindre attention à l’Islam. Il a été absolument certain – viscéralement, même dans le moins chrétien des sens – qu’il lui était supérieur, ce qui dans une certaine mesure est vrai mais qui est dû à quelque chose que le Christianisme n’a pas acquis.


CH : En quel sens, supérieur ?


RG : Dans le sens qu’il dispose de tous les avantages spirituels qu’ils possédaient parce qu’il savait la vérité. Il connaissait le péché des hommes, le fait que l’homme est un tueur, un tueur de Dieu. En Orient, leur mépris du Christianisme est attribuable au fait qu’ils sont absolument scandalisés par la crucifixion. Quel genre de dieu, est-ce cela qui permet d’être lui-même persécuté et d’être tué par les hommes ? D’un coté, il est bon de voir l’effet de choc, vous savez. Dans un sens, je pense que ce que Dieu dit est « Je permets ces boucs émissaires. Mais vous, je vous enseigne la vérité. Ainsi vous devez être à la hauteur de cette vérité, et devenir parfait, et ceci est le royaume de Dieu. » Vous êtes les élus, dans le sens juif.


CH : Et vous dites que le Christianisme avait ces avantages mais qu'il ne les a pas acquis ?


RG : Il ne les a pas acquis, et il ne s’est pas comporté comme il aurait dû. Les Chrétiens sont infidèles au Christianisme.


CH : Vous avez dit que cette apocalypse n’est pas nécessairement une grande explosion, ni même un geignement, mais plutôt une longue stagnation.

RG : Dans l’Évangile de Mathieu, il est dit : « Et si ces jours là n’avaient été abrégés, nul n’aurait eu la vie sauve» - parce que c’est une période d’une longueur infinie.


CH : C’est donc la période dans laquelle nous sommes ?


RG : Je pense que c’est peut être le cas (I think it may well be). Nous sommes fiers de nos réalisations que nous appelons modernes et il y a des indications de l’Écriture que celles-ci coïncident avec le dangereux temps que nous vivons.
Certains des fondamentalistes chrétiens pensent que les thèmes eschatologiques montrent que Dieu est en colère contre l’homme et qu’il va bientôt mettre un point final au monde. Mais les textes eschatologiques sont plus éloquents si vous comprenez la situation telle que je viens de la définir. Si l’homme ne devient pas plus modeste, sa violence augmentera de manière illimitée. Cette violence n’augmentera pas seulement par de la violence physique et par des guerres, mais par l’augmentation et la multiplication d’armes, qui menacent maintenant la survie même de notre monde. Notre violence n’est pas créée par Dieu mais par l’homme ; dans un monde de plus en plus oublieux de Dieu, si vous regardez la manière dont les nations se comportent entre elles, la manière dont les individus se comportent entre eux.
Avant l’invention des armes apocalyptiques, nous ne pouvions voir combien étaient réalistes les textes apocalyptiques. Maintenant nous pouvons le voir et nous devrions être très impressionnés par ce réalisme. Maintenant, seulement une chose manque à l’homme s’il veut survivre : la réconciliation universelle.


CH : Qui est l’antéchrist selon votre interprétation ?


RG : Eh bien, nous ne savons pas, mais il y a beaucoup de candidats plausibles. Visiblement, il y a quelque chose de très insidieux à propos de lui, c’est un séducteur. Donc, cela ne doit pas être quelqu’un comme Staline, Hitler depuis qu’ils ont échoué misérablement. L’antéchrist ne semble pas œuvrer par la force. Mais je pense que vous pourriez le voir dans un certain état d’esprit moderne – l’esprit de puissance, l’idée que l’homme est devenu totalement maître de lui-même et qu’il n’a pas à s’incliner devant des pouvoirs plus grands que lui et qu’il triomphera à la fin.


CH : Donc cette crise, vous nous voyez la parcourir infiniment, comment cela se termine ?


RG : Nous allons suivre une lente intensification des symptômes de déstabilisation qui caractérisent le monde moderne.


CH : Et ensuite, qu’est-ce qui arrivera ?


RG : Je ne sais pas, vous avez deux conceptions du temps à considérer : l’éternel retour, qui je pense est le meurtre fondateur du bouc émissaire qui amène ensuite une nouvelle religion. Le phénomène du bouc émissaire est si puissant qu’une communauté peut s’organiser elle-même autour de lui.
Et ensuite, nous avons le temps continu, qui apporte à travers la destruction du monde, la Seconde Venue. Bien sur, cela étouffe toute source de renouveau, qui est le meurtre sacrificiel d’un bouc émissaire. Avec la Bible, il n’y a pas de renouveau, ni de nouvelles religions.


CH : Nietzsche a noté que nous avons passé presque deux mille ans sans nouveau dieu ?


RG : Nietzsche a quelques textes, qui sont très intéressants, parce qu’il aimerait revenir à l’éternel retour ; et donc il n’est pas vraiment apocalyptique, parce qu’il n’attend pas vraiment de royaume de Dieu. Il aimerait revenir en arrière, et il espère qu’il y aura une fin au Christianisme.


CH : Vous avez souligné qu’il haïssait les Évangiles, qu’il ne les voyait pas d’un point de vue théorique ou historique.


RG : Non, il ne les voyait pas ainsi. Il les voyait même comme les pires choses pour le monde parce qu’il les voyait comme une cause de décadence, pour des gens devenant incapables de vitalité et se mouvant dans le monde d’une telle manière que les civilisations ne se renouvelleraient pas elles-mêmes et mourraient. C’était pré-nazi. Il était nostalgique des religions archaïques.


CH : N’avait il pas raison sur ce point-là ? N’y a-t-il pas une sorte de décadence dans laquelle nous sommes maintenant ?


RG : Certainement, il n’avait pas tort. Parce qu’à la longue, cette période interminable d’apocalypse deviendra un peu fatigante. Et, ensuite, si vous la regardez, elle sera probablement terriblement non-créatrice. Aujourd’hui, est-ce que vous sentez les arts aussi productifs qu’ils étaient dans le passé ?
Le royaume de Dieu ne viendra pas sur cette Terre, mais il y a une inspiration du royaume de Dieu dans notre monde, qui est partielle et limitée. Et il y a une décadence antichrétienne et non-chrétienne globale. Nous avons encore « l’abomination de la désolation » (ndt : Matthieu, 24, 15 se référant à Daniel) prophétisée à passer, sans aucun doute.


CH : Etant donné cette longue apocalypse que nous allons traverser, que faire ?


RG : Rien de spectaculaire.


CH : On attend que ça se passe, et c’est tout ?


RG : On attend que ça se passe, et c’est tout. Mais nous devons essayer de ne pas nous soumettre à la décadence spirituelle de notre temps et de nous élever du monde qui nous entoure.


CH : Qu’en est il de cette citation : « Et si ces jours-là n'avaient été abrégés, nul n'aurait eu la vie sauve ; mais à cause des élus, ils seront abrégés, ces jours-là.» ?


RG : Cela signifie que la fin des temps sera très longue et monotone – si médiocre et sans histoires d’un point de vue religieux et spirituel que le danger de mourir spirituellement, sera très grand. C’est une rude leçon, mais en définitive une leçon d’espoir plutôt que de désespoir.

Cynthia L. Haven écrit régulièrement pour le Times Literary supplement, the Los Angeles Times Book review, le Washington Post, le San Francisco Chronicle, the Kenyon Review, the Georgia Review, and others. Son “An Invisible Rope: Portraits of Czeslaw Milosz” sera publié l’anné prochaine par  Ohio University Press/Swallow Press.

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