dimanche 21 juillet 2013

Saint Thomas du Créateur - Chesterton

Vous ne connaissez ni Chesterton, ni Saint Thomas ?

Ce livre est fait pour vous.... Chesterton nous rend intime Saint Thomas et la pédagogie de la science de Saint Thomas nous expose Chesterton comme un homme brillant, bon (quoique taquin) rendant essentiel tout ce qu'il touche.


Saint Thomas du Créateur, n'est pas une hagiographie comme les autres. Elle honore, elle rend vivant, elle défend la foi et montre d'une manière sensible les apports théologique de Saint Thomas. Dans ce livre qui est un ode à l'apport réaliste de la théologie thomiste, notre admirable anglais nous rend vivant Thomas par son corps, ses passions, ses tourments, sa famille, son temps, ses questions. 
Il est historien pour défendre le temps béni (malgré tout) du 13ème siècle. Il est pédagogue pour nous faire découvrir la pensée du docteur angélique, il est chrétien pour nous rendre vitale et quotidienne la compréhension de l'orthodoxie catholique. 
On ne peut quitter le livre sans s'émerveiller de nos sens et de notre capacité à travers eux de connaitre la réalité et de faire un pas vers la vérité. Nous partons à la chasse de la complétude de l'être dans chaque créature et création. Cette théologie nous rend scientifique, logique mais aussi poète, elle nous fait goûter la beauté de toute chose et nous montre le chemin vers Dieu par les sens. Le chrétien, l'homme complet, est l'homme qui sent et qui dit que cela est bon et rend grâce. Méfions nous de nos pessimismes, ils peuvent nous faire oublier l'essentiel, la joie de la création, ici, présente. Oublions nos vanités, faisons confiance aux sens et arrêtons nous de nous tromper sur l’être....
  Soyons catholiques, soyons des hommes complets !


I Deux moines mendiants.
Chesterton introduit son sujet en "comparant" les deux grands saints du XIIIeme siècle. St François et St Thomas. Soulignant leur opposition et leur "succès" récent.
Par leurs différences, il montre la richesse spirituelle de cette période, en quoi elle fut un épanouissement. Elle est le socle d'une orthodoxie renouvelée (notamment par  Aristote), moins augustinien mais plus naturelle et rationnelle. Le temps d'une culture vivante emportant une floraison de nouveauté. Il faut voire aussi la radicalité que ce que ces deux saints et cette époque ont apportée
Faisons revivre cette turbulence et comprenons le choc qu'ont pu vivre les gens de cette période face à cette pensée et au développement de la révélation.
La raison est fiable, les 5 sens aussi, l'incarnation est à prendre au sérieux. L'unité du corps et de l'âme fait l'homme. La scolastique est la vraie Réforme. (a noter la défense de st Dominique)

2 L'abbé fugitif
Chesterton veut nous faire sentir l'époque et l'environnement de St Thomas. Temps de l'après croisade, des guerres contre les albigeois.  Temps d'une aristocratie cosmopolite sans être globale. Différence nationale moins marqué, temps où une guerre globale fut moins possible. Les conflits sont dans des environnements micro. Ce qui permet une entente au niveau macro. Le grand conflit se révèle entre l'Eglise (et donc les intérêts du peuple selon Chesterton) contre le saint empire romain germanique représenté par le flamboyant et "moderne" Frédéric II, aristocrate se mêlant de philosophie, et homme national à la Bismarck et soldat international à la Charlemagne et Napoléon. Le rêve de l'empire. Thomas en est le fruit paradoxal de cette époque. Enfant par la chair de ce pouvoir et enfant du pape par l'esprit. Il créera le scandale dans sa famille en voulant devenir moine mendiant. Il sera emprisonné un an par sa propre famille (et même enlevé) pour ne pas déchoir le nom familial. Moyen Age... Curieuse coexistence de l'age de pierre et de l'age d'or...

3 La révolution aristotélicienne
Saint Albert est la figure inauguratrice du secours d'Aristote  dans la théologie chrétienne, lui ("la gloire de Paris") qui fut aussi une sorte de premier scientifique complet. Il fut le premier à faire confiance à cet homme  qui semblait un cancre pour les autres.
Mais Thomas fut celui qui baptisa définitivement Aristote. Ce fut un combat perpétuel et des polémiques jusqu'à sa mort. Il y eut deux remises en causes essentielles. 
La remise en cause des frères mendiants (défendue avec Thomas par Saint Bonaventure, alliance du mystique et du rationaliste) par les conservateurs de l'époque et la difficile réhabilitation d'Aristote amenée par les musulmans curieux. ("N'était il pas vrai qu'un musulman philosophe cessait de devenir musulman...").
Contre Aristote, il fallait comprendre l'importance de Platon et d'Augustin dans l'Eglise jusqu'au XIIIeme siècle. Les pères de l'Eglise était souvent néo platoniciens et Augustin le grand par ailleurs, avait disséminé des idées pessimistes. il faut voir malgré tout Thomas comme dans la continuité de cette grande histoire philosophique qui n'y trouvera de cassure que plus tard.
Chesterton veut faire comprendre (en plus de montrer une époque incroyablement virtuose et essentielle) que la révolution aristotélicienne est la révolution religieuse. Byzance serait le contre exemple parfait. Le crucifix trempé dans le bain "oriental" devient une croix abstraite et qui prépare le terrain à l'iconoclaste musulman. Aristote, c'est l'effort du christianisme de revenir du mépris du corps, un retour au sens de l'humain et au sens tout court. L'étude du ver de terre conduit à l'étude de l'univers.
Chesterton dit que c'est une révolution car ce fut la révolution la plus conquérante de la chrétienté. la raison et les sens sont le chemin vers la vérité.
Il est bon de se rappeler aussi de la colère de Saint Thomas contre Sigier de Brabant, prétendant que la vérité n'est pas une et qu'une vérité scientifique allant contre la vérité de la foi n'était pas préjudiciable.
Saint Thomas nous donne un cours de controverse alors... Partir des arguments, du terrain de la pensée de l'opposant.

4 Une méditation sur les manichéens
Ce fut un combat essentiel pour Saint Thomas. On confond souvent ascétisme et catholicisme. Or celui ci adoucit le premier en comparaison de toutes les fois orientales. Pour la foi catholique, il y a d'abord la glorification de la vie, de l'être, du créateur et ensuite la conscience de la chute... Et l’ascétisme catholique est lutte contre ses conséquences. Au contraire des manichéismes où la nature est mauvaise. Le mal a ses racines dans la nature et a donc des droits sur elle. En conséquence, il y a le dualisme, (bien et mal égaux) la gnose (monde spirituel créé par le bon et le monde naturel par les démons) et même influença le calvinisme, Dieu créa le bien et le mal. Or pour les catholiques, "Dieu vit que cela "était bon", il n'y a pas de mauvaises choses, il n'y a que des mauvais usages. Bref, l'oeuvre de l'enfer est purement spirituelle.
Si pour eux, la pureté est synonyme d'infertilité, c'est l'inverse pour les catholiques. Si ils sont penchés vers la complaisance intérieure, le Christ nous pousse à la réalité du monde, à l'optimisation du bien de la vie,(comparaison avec le désespoir sublime de Bouddha....), au baptême des sens, bref au retour d'un matérialisme.
La lutte de l'Eglise contre les hérésies est toujours intérieure et extérieure. A noter, ode au jeûne et à St Louis

5 La vraie vie de Saint Thomas
Chesterton développe certains traits de caractère de Saint Thomas qui pour lui est un saint exceptionnel car il sait qu'il ne l'est pas et ne le prend pas pour une forme de prérogative. Rond comme un tonneau, distrait mais avec la présence d'une flamme intérieure, concentré sur sa pensée et ses contradicteurs, comme un contemplatif. Simple lucide, productif, envie de répondre à toutes les questions. Non ironique.
Alliance du détachement spirituel et de la cogitation intérieure.
Soleil noir. Discret et n'éclairant qu'autrui. réservé, discret. Attentif à la bonne chaire et à la gaieté. Impatiente passion pour les pauvres. Peu sensibles aux tentations de la chaire.
Avec les témoignages, nous pouvons découvrir une seconde vie que Thomas cherchait toujours à cacher. La lévitation, les encouragements du Christ en croix.
Poête, charitable. Humble, comptant son œuvre comme paille en comparaison de ses intuitions mystiques. Peu après il doit partir pour le concile de Lyon. il mourra sur le chemin. On lui lisait le cantique des cantiques et se confessa comme un enfant.
Chesterton écrit que parler de théologie, c'est parler de la relation que Dieu a avec tous les saints...

6 Invitation au Thomisme
Il faut voir le thomisme comme la philosophie du bon sens.(ce qui est est)  Mais comment faire alors que nous vivons dans le paradoxe intellectuelle depuis la réforme. On nous demande de renier notre bon sens et la réalité pour trouver la vérité... Chesterton demande à ce que nous acceptions le réel ou bien de nous taire. Tous solipsiste ou sceptique cohérent est un homme qui doit retourner au silence. Acceptons la réalité, l'"Ens", que l'être soit.
Deux obstacles sont face à nous. Les problèmes de langue et de traduction qui nous font rater le poids des mots de Thomas (ex de l'Ens), d'atmosphère.
Et enfin de méthode logique. Rendons grâce au syllogisme  et à la méthode déductive de Thomas. On nous fait croire qu' on peut la dépasser, mais toute substitution reprend les mêmes méthodes mais en les amputant.  L'induction est une mauvais déduction que Chesterton explique par l’obnubilation des prémisses du syllogisme, contre leurs conclusions, par une génération gâtée par trop de prémisses...
Bref ode au bon sens (et non au pragmatisme, très différent). Exemple de l'utilisation du mot forme. (ce qui peut donner à la chose son identité.)

7 La philosophie éternelle

Chesterton voit dans la philosophie de Thomas d'Aquin le mélange crucial (mais à développer) de l'anthropologie et de la théologie. il note aussi que sa méthode est proche de celle des "agnostiques" modernes. Tout ce qui est pensable est d'abord passé par les cinq sens. (inverse des mystiques et des platoniciens) Malheureusement les agnostiques appellent inconnaissable tout ce qui importe le plus à l'homme ce qui les conduit souvent vers des axiomes antiscientifiques.
Lignes essentielles de sa philosophie?
Réalisme : Ce qui est est
Il y a le vrai et le faux (l'Etre n'est pas tout à fait la vérité qui est appréhension de celui-ci).
Mais l'Etre est en mouvement et en évolution. Nous ne pouvons voir l'être dans sa complétude. (eau, glaçon vapeur, enfant, homme vieillard etc..); Beaucoup de religion et de philosophies irréalistes naissent de la déception de l'impossibilité de saisir la complétude de l'être.
Chesterton en profite pour montrer le judicieux de la pensée cosmologique chrétienne. Entre refus du matérialisme (non, l'univers ne s'est pas créé tout seul et aura une fin), de l'irréalisme (non, tout n'est pas illusion) et de l'évolutionnarisme (non, tout ce qui est mu est mu par quelque chose.)
En conséquence, Thomas lutte contre le nominalisme, ou l'impossibilité de lois universelles. Et il regrette que les progressistes refusent de voir la source du "meilleur" dans leur perception de l'évolution créatrice...
Bref, reconnaissance absolue du réel comme chemin vers Dieu, l'Etre et prendre en compte son mouvement. Existence d'idée générale.
L'un et le multiple ? Les objets et la création n'ont rien en commun si ce n'est l'Etre. Tout ce qui est est, mais il  n'est pas vrai que tout ce qui est soit un.
Appelons nous de nos voeux ce monde ou tout serait complétude ?

8 La postérité se Saint Thomas
Contrairement aux apparences (pas de style virtuose ni flamboyant) œuvres propice à l'imagination. Poésie essentielle du rapport à la réalité. Étrangeté  merveilleuse de l'objectivité, banalité du subjectif et de l'introversion. L’extérieur dilate l'esprit. Celui ci n'est ni le buvard niais que le créateur; il va, selon sa volonté, au plus loin de ce que la lumière lui propose. C'est un mariage destiné à être heureux. 
Là où les philosophies modernes ne sont que des doutes, Thomas a construit sur du solide.
De plus,  même si (et comme) c'est un auteur spirituel, il prend à pleine main les questions sociales. Homme de consultation et contre les décisions arbitraires. Attentif au danger de la confiance sans limite porté aux échanges économiques. Contre l'usure, il dit aussi que dans tout action commerçant, il y a quelque chose d'indigne. Les choses faites pour le commerce seront toujours moins bonne que pour sa propre consommation.
L'oeuvre de Saint Thomas est une réserve d'espérance pour une multitude de sujets pratiques.
Historiquement, elle fut une source de progrès en tout genre. Mais il faut avouer que la scolastique ait pu dégénérer. Les disciples à travers les siècles ont retiré toute la partie mystérieuse de l'étude de la réalité et de l'homme et la scolastique devint stérile. Il y a certes des raisons historiques (peste noire, baisse de niveau des clercs...) mais on peut aussi voir cette chute comme la revanche souterraine des augustiniens, ceux se concentrant sur l'aspect paralysant et pessimiste des vérités chrétiennes aidé par la méfiance en la rationalité (que Thomas glorifiait) et l'abandon à ses passions. Luther en est l'exemple remarquable, la reforme en est la concrétisation. Ce que Thomas avait combattu entra de nouveau dans le christianisme. Chesterton analyse cet esprit comme une perversion de la vertu de la crainte de Dieu. Là où il devait avoir complémentarité augustinienne et thomiste entre crainte de Dieu, déterminisme, impuissance de l'homme et libre arbitre, dignité de l'homme, nécessité des œuvres. Quand la réforme a brisé la dialectique, il y eut le souffle de cette religion élémentaire, affective et méfiance envers toute philosophie.
Théologiquement, Thomas et Luther ne boxent pas dans la même catégorie. Mais Luther, par sa carrure et son désespoir a inauguré une partie de notre histoire moderne. Luther, dans le débat et la pensée, ne met pas seulement son intelligence, il rajoute toujours sa personnalité. Il a détrône la raison, lui préférant la suggestion. Luther brûla les livres de Saint Thomas. 
Chesterton dit que ce petit livre oubliable est là pour témoigner et rendre grâce pour la philosophie éternelle.



Critique de Kechichian

Site dédié à l'oeuvre de Saint Thomas


Quelques extraits :





P22 Un saint peut naître en toute sorte d’homme. Nous choisissons le plus souvent selon nos gouts entre les différents types de saints.
P22 Un saint est un remède parce qu’il est un antidote, ce qui le conduit souvent au martyre car on prend le contrepoison pour le poison. Il entreprend généralement de rendre le monde à la santé en exagérant ce que le monde néglige, qui est loin d’être immuable à travers les âges. Aussi, chaque génération cherche-t-elle d’instinct son saint, qui n’est pas ce qu’elle veut mais ce dont elle a besoin. Tel est le vrai sens des mots destinés aux premiers saints si souvent mal compris : « Vous êtes le sel de la terre ». L’ex Kaiser a donné un exemple solennel de ce contresens en affermant que ces puissants germains étaient le sel de la terre, quand il voulait simplement dire qu’ils étaient ce qu’il y avait de plus puissant, et donc de mieux, sur la terre. Le sel assaisonne et conserve le bœuf, non parce qu’il est du bœuf, mais parce qu’il ne ressemble pas du tout à du bœuf. Le Christ n’a pas dit à ses apôtres qu’ils étaient un peuple excellent, ni même le peuple excellent, il leur a dit qu’ils étaient le peuple exceptionnel, le peuple partout et toujours inassimilable. Ces mots à propos du sel de la terre sont vraiment aussi tranchés et amers que le gout du sel. Parce qu’ils étaient le peuple exceptionnel, les apôtres ne devaient pas perdre leur exceptionnelle qualité. « Si le sel vient à perdre sa saveur, avec quoi sera-t-il salé ? » est une question beaucoup plus lourde de sens qu’aucune lamentation sur le prix du meilleur bœuf. Si le monde en arrive à ne plus avoir d’autre horizon que terrestre, l’Eglise peut le lui reprocher. Si la même chose arrive à l’Eglise, on voit mal à quel titre le monde le lui reprocherait.
P27 La nature fut pour Saint François ce qu’Aristote fut pour Saint Thomas. Certains estimaient qu’ils avaient recours à une divinité et à un sage païen. Ce que tous deux firent en réalité constitue l’objet principal de ce livre.
P30 Ils couvrent des guirlandes fanées du progrès la statue de cet homme « en avance sur son temps » (ce qui dans leur langage, signifie toujours en accord avec le leur), et lui imputent calomnieusement la paternité de la mentalité moderne.
P47 Il est inutile de chercher les raisons de ce préjugé victorien que certains persistent à croire supérieurement intelligent. Selon cette vue étroitement insulaire, il faut que tout progrès vienne des hérétiques et que le monde moderne n’ait rien à voir avec ce qui fut le mouvement le plus puissant du monde médiéval. Seul l’homme qui a contribué personnellement à la ruine du Moyen Âge (Frédéric II) peut prétendre travailler à la construction du monde moderne. D’où une multitude de légende comiques : les cathédrales bâties par de mystérieuses confréries maçonniques ; Dante ayant enfermé dans son poème le dessein secret de la politique garibaldienne. Mais cette vue générale bien improbable est, en fait, fausse ; Cette époque du Moyen-âge serait plutôt celle d’un mode de pensée spécifiquement social et corporatif, très différent du mode individualiste moderne et beaucoup plus ouvert.
P52 Quelque chose chez ce gentilhomme tranquille, lourd, cultivé, pacifique, refusait de se tenir en repos à moins qu’on ne lui accorde en bonne et due forme, et par voie légale, le statut et la condition officielle de mendiant. Aspiration d’autant plus remarquable que, si son zèle le pousse à faire beaucoup plus que ce qu’il doit, il n’a spontanément rien d’un mendiant. Il ignore l’instinct vagabond de ses grands précurseurs ; il n’est pas né avec ce quelque chose de troubadour errant qu’à saint François, ou du missionnaire remuant qu’a saint Dominique. Ce qu’il veut, c’est se mettre aux ordres de quelqu’un d’autre et lui obéir militairement. Il ressemble à ces aristocrates magnanimes qu’on rencontre dans toutes les armées révolutionnaires ou aux poètes, aux savants qui s’engagèrent conne seconde classe en aout quatorze. Le courage et la fermeté  de saint François et de saint Dominique avaient profondément touché son sens de la justice. Il demeurait un personnage très raisonnable et même très diplomate, mais ne laisserait jamais remettre en cause la promesse de son adolescence. Rien ne détournera Thomas de sa forte et haute ambition d’occuper la dernière place.
P65 On peut se demander s’il n’y a jamais eu de révolution dans l’histoire des hommes. Ce qui se produit est toujours une contre-révolution. Les hommes se révoltent toujours contre la révolution précédente. On pourrait le vérifier dans les variations les plus récentes de la mode si, désormais, le prêt-à-penser n’avait pris le pli d’aller de révolte en révolte contre la totalité de ce qui l’a précédé. La garçonne – rouge à lèvres et cocktails- s’oppose à la suffragette- col haut boutonné, jamais d’alcool-, qui s’opposait à la lady de la jeune reine Victoria-valses langoureuses et citation de Byron. Ladite Lady s’opposait à sa mère, puritaine, qui tenait la valse pour une danse barbare et Byron pour le communiste de son temps. Remontez encore et vous verrez que la puritaine réagissait contre le siècle des lumières qui fut d’abord une révolte contre le catholicisme lequel s’était opposé à la civilisation païenne. Seul un dément oserait y voir la marche du progrès. Quelle que soit celle de ses dames qui était dans le vrai, une chose certaine est fausse : l’habitude contemporaine de tout considérer du point de vue moderne. C’est ne voir d’une histoire que sa fin. Les modernes se révoltent contre on ne sait quoi qui a surgi on ne sait quand ; préoccupés seulement de la fin, ils ignorent tout du commencement et par conséquent ne savent pas de quoi il s’agit.
P70 C’est ainsi, chose curieuse, que l’orient fut la terre de la croix et l’occident, celle du crucifix. Les grecs furent déshumanisés par un symbole rayonnant tandis que les Goths étaient humanisés par un instrument de torture. L’occident seul a produit des représentations réalistes de plus prodigieux des contes de l’orient. De là vient que le courant grec dans la théologie chrétienne n’a cessé de tendre vers une sorte de platonisme desséché, une affaire de diagrammes et d’abstractions, fort nobles en vérité mais par trop éloignées de ce qui est, par définition, presque opposé à l’abstraction : l’incarnation. Leur Logos était le verbe. Il n’était pas le verbe fait chair.
P74 Malheureusement, les scientifiques du dix-neuvième siècle étaient aussi disposées à considérer comme fait certain n’importe quelle conjoncture dans l’ordre naturel que les sectaires du dix-septième à considérer comme évidente n’importe quelle interprétation hypothétique de l’Ecriture. Les théories personnelles sur l’Interprétation de l’Ecriture et les théories prématurées sur l’interprétation de l’univers s’affrontèrent au cours d’une dispute bruyante et largement diffusée, notamment à l a fin de l’ère victorienne. Ce conflit grossier entre deux formes d’ignorance très présomptueuse se prévalait du nom de querelle de la science et de la religion.
P88 Saint Thomas comme d’autres moines, et plus encore comme d’autres saints, menait une vie d’austérité et de renoncements. Ses jeunes, par exemple,  contrastaient vigoureusement avec la vie familiale luxueuse qu’il aurait pu avoir. C’est un point important de la foi de saint Thomas, une façon d’affirmer le pouvoir de la volonté sur al nature, de remercier le Rédempteur en s’unissant, si peu que ce soit, à ses souffrances, de se tenir prêt pour l’apostolat, le martyre ou telle autre destinée. Cette pratique est devenue rare aujourd’hui dans l’Occident industrialisé. Si rare en dehors de l’Eglise catholique, qu’on finit par ne plus considérer l’Eglise sous ce seul aspect.
P90 Les macérations les plus rudes de l’ascétisme catholique ne sont rien d’autres que des mesures, sages ou non, prises contres les conséquences de la chute. Elles n’impliquent jamais un doute quant à l’excellence de la création.
P92 Saluer bien bas l’enrichissement sans frein, acclamer n’importe quelle fripouille qui a réussi un joli coup sur les blés, est à peu près aussi chrétien qu’assister à une messe noire. Il se trouva quelques catholiques tièdes et mondains qui se conduisirent ainsi pour défendre le capital, dans leur unique et plutôt faible tentative de résistance au socialisme.  Du moins, il s’en trouva jusqu’à ce que, dans une grande encyclique sur la question sociale, le pontife romain mit un terme à cette absurdité.
P97 Depuis lors, cette étude dite scientifique a tout à coup commencé à l’être. Elle a découvert la profondeur des abimes et l’élévation des sommets. Il est certes souhaitable que des gens sincèrement religieux se respectent les uns les autres. Car le respect permet de voir des différences, là où l’esprit critique n’est qu’indifférent. Mieux nous pénétrerons ce qu’ont de noble le dégout et le renoncement du Bouddha, mieux nous verrons que le salut du monde opéré par le christ en est intellectuellement le contraire. Le chrétien veut quitter le monde pour connaitre la création ; le bouddhiste veut échapper à la création tout autant qu’au monde. L’un voudrait s’anéantir, l’autre voudrait retourner au royaume céleste de son créateur. Le bouddhisme est si adroitement contraire à la notion que la croix est l’arbre de vie, qu’on peut excuser les tentatives de les ranger côte à côte comme s’ils étaient également chargés de signification. Le parallèle est admissible dans la mesure  où l’on peut établir un parallèle ou une égalité entre un creux et une bosse, entre une vallée et une colline. Il est vrai qu’en un sens la seule réplique à notre audace divine, c’est leur désespoir sublime.
P98 Il est vrai que le flux et le reflux du retour éternel que Bouddha décrivait comme la roue de la fortune, le pauvre Nietzsche vient de nous le resservir sous le nom de Gai savoir. Soit dit en passant, si cette répétition monotone lui tenait lieu de Gai Savoir, je me demande quelle idée il pouvait bien se faire  d’un triste savoir. Comme par hasard, ce n’est pas à la période de son éclosion que Nietzsche eut cette idée, mais à l’époque de son flétrissement. Elle lui vint à la fin de sa vie, quand il était proche de la folie. Elle est vraiment presque le contraire de ses premières et belles inspirations. Une fois au moins il tenta de rompre le cercle maléfique, mais la roue le broya lui aussi.
Seule sur la terre, élevée au dessus de toutes les roues et libérée de tous les tourbillons de la terre se tient la foi de saint Thomas. Elle s’appuie sur une métaphysique plus savante que celle de l’Orient, et déploie une pompe et une splendeur qui surpassent celle du paganisme. Elle est absolument unique dans son assertion que la vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue, qui possède un grand commencement et une grande fin. Elle s’enracine dans la joie primordiale d’un Dieu Créateur et s’épanouit dans le bonheur éternel du genre humain. Elle s’ouvre sur le chœur colossal où les enfants du Très haut entonnent des chants d’allégresse et s’achève en une fraternité mystique, mystérieusement annoncée en des termes qui dansent dans l’esprit comme un air antique : « Car il prendra ses délices avec les enfants des hommes. »
P103 Un saint peut être n’importe quel type d’homme, sous réserve d’une qualité à la fois unique et universelle. On pourrait aller jusqu’à dire que le Saint se distingue des hommes ordinaires  en ceci qu’il est prêt à se confondre avec les hommes ordinaires. Il faut ici prendre le mot ordinaire dans son sens originel et noble : qui n’est pas sans rappel avec le sens du mot ordre. Un saint est toujours fort au-dessus du désir de se distinguer. Il est le seul type de grand homme qui ne se prenne jamais pour un grand personnage.
P107 Soit dit en passant, on remarquera que, presque toujours, l’homme qui n’est pas en état de manier des arguments l’est tout à fait de manier l’ironie. C’est pourquoi les livres contemporains comportent si peu de raisonnement et tant d’ironie.
P124 Depuis la naissance de ce monde, au seizième siècle, on ne trouve aucun système philosophique qui corresponde réellement au sens du réel de tout un chacun, à ce que, laissés à eux-mêmes, les bonnes gens appellent le bon sens. Toutes ont un paradoxe pour point de départ, une assertion qui suppose le sacrifice préalable de quelques données de bon sens. C’est le seul trait commun à  Hobbes et Hegel, à Kant et Bergson, à Berkeley et William James. Il faut d’abord admettre une chose que personne n’admettrait si on la lui proposait tout à trac comme allant de soi : que la loi est au dessus du droit ; que le droit ne dépend pas de la raison ; que les choses ne sont que ce que nous croyons qu’elles sont, qu’elles sont toutes relatives à une réalité qui n’a pas de consistance. Le philosophe moderne ressemble à ce bonimenteur qui nous promet que tout ira bien si nous acceptons de lui faire confiance ; que nous verrons monts et merveilles si nous acceptons cette petite difformité intellectuelle.
P134 Les pragmatistes se posent en gens pratiques, mais leur esprit pratique se révèle parfaitement théorique. Les thomistes commencent par être théoriciens mais leur théorie débouche sur une réalité tout à fait pratique.
P139 Rien de ce qui abandonne ces questions au flou du doute religieux ne peut s’intituler science de l’homme. C’est une dérobade au plan de l’anthropologie aussi bien qu’à celui de la théologie. L’homme jouit-il du libre arbitre ou n’a-t il que l’illusion du choix ? A-t il une conscience ? Cette conscience a-t elle une autorité quelconque ou n’est elle qu’une survivance d’un passé tribal ? A-t-il l’espoir de résoudre ses questions par l’usage de la raison, et quelle est l’autorité de cette raison ? Doit-il considérer que la mort est un point final ? Une assistance miraculeuse possible ? Il est tout à fait absurde d’affirmer que cela est inconnaissable de quelque manière que ce soit, au même titre que la distinction entre chérubins et séraphins ou la procession du Saint Esprit.
P146 C’est donc leur relation à la réalité réelle qui est en cause. Du nominalisme au nirvana et au maya, du quiétisme irraisonné à l’évolutionarisme irrationnel, innombrables sont les philosophies humaines, à la surface de toute la terre, qui sont nées de cette rupture dans la solide tapisserie thomiste. Elles naissent de l’idée que ce que nous voyons n’est pas même ce que nous voyons parce que ce n’est ni satisfaisant ni convainquant par soi-même. Leur cosmos est une contradiction dans les termes et s’anéantit lui-même. Le thomisme s’en libère. L’imperfection que nous constatons dans ce qui est tient seulement à ce qu’il n’est pas totalement ce qu’il est.
P148 Ce qui existe d’une existence qui n’est pas suffisamment indépendante et ne se suffira jamais en continuant seulement d’exister. Le sentiment premier qui nous dit que l’être est, nous dit aussi qu’il n’est pas l’être parfait. Il est imparfait, au sens courant et discutable, non seulement parce qu’il comporte le péché ou la tristesse, mais imparfait en tant qu’être : moins réel que la réalité ne le comporte. Par exemple,  l’Etre n’est souvent que devenir, naissance ou agonie. Il implique l’existence de quelque chose qui soit plus constant et complet, dont il  ne donne aucun modèle. C’est la signification de cette sentence fondamentale des scolastiques : « Tout ce qui est mû est mû par quelque chose. »
P149 quoi qu’il en soit, l’évolutionariste est absurde quand il proteste contre l’idée inconcevable qu’un Dieu lui-même inconcevable crée tout à partir de rien, puis prétend qu’il est davantage concevable que rien ne se transforme de lui-même en tout.
P153 Parmi tout ce qui est, la chose appelée différence est tout autant que la chose appelée similitude. Nous voici à nouveau liés au Seigneur non seulement par l’universalité du brin d’herbe mais aussi par l’irréductibilité de l’herbe au caillou. Car cet univers d’être divers et distinct est par excellence le monde du Créateur chrétien. C’est le monde des créatures au sens des créations d’un artiste, le monde opposé à celui qui ne forme qu’un tout enveloppé du voile mouvant et miroitant d’un changement trompeur, le monde tel que le conçoivent la plupart des antiques religions asiatiques et les sophistes allemands contemporains. En face d’eux, se tient Saint Thomas qui les domine, objectif, inflexible dans une fidélité obstinée. Il a vu l’herbe et le caillou, et ne désobéit pas à la vision céleste.
P154 Que les apparences soient trompeuses a conduit plus d’un sage à de tristes conclusions, mais point notre sage. Si les choses nous trompent, c’est en ce qu’elles sont encore plus réelles qu’il n’y paraît. Comme fin en elles-mêmes, elles nous déçoivent toujours.
P158 Et là, le grand contemplatif est à l’opposé des faux contemplatifs, des mystiques qui ne considèrent que leur âme, des artistes introvertis qui négligent le monde et vivent repliés sur eux-mêmes.
Selon les subjectivistes, le poids du monde extérieur contraint l’imagination à se replier vers l’intérieur. Selon les thomistes,  la force de l’esprit contraint l’imagination à se tourner vers les extérieurs parce que les images qu’elle perçoit sont celles d’objets réels. Le charme et l’attrait de ces objets tiennent à ce qu’ils sont réels, à ce qu’ils ne sont pas des objets trouvés dans la caverne de l’esprit. La fleur est une vision parce qu’elle est aussi autre chose qu’une vision. Ou, si l’on préfère, la fleur est une vision parce qu’elle n’est pas un rêve.
P160 Cela dit, il convient de faire remarquer que le thomisme est la seule philosophie qui porte du fruit. De quasiment toutes les autres philosophies, on peut dire que les adeptes travaillent malgré elles ou ne travaillent pas. Il n’est pas de sceptiques ni de fatalistes qui soient sceptiques ou fatalistes absolus dans la vie courante : les uns comme les autres font comme si l’on pouvait faire fond sur ce qu’on ne peut pas croire .Le matérialiste professe que son esprit est un mélange, auquel il ne peut rien, de boue, de sang et d’hérédité ; il n’hésite pourtant pas à prendre une décision. Le sceptique enseigne que la vérité est subjective ; pourtant, il n’hésite pas à la traiter objectivement.
P162 L’impérialisme de Dante lui aurait répugné. Son papisme n’était pas très triomphal. Il aimait à définir le matériau constitutif d’une cité à l’aide d’expressions comme « une bande d’hommes libres » et insistait sur le fait qu’une loi, lorsqu’elle cesse d’être juste, perd jusqu’à sa qualité de loi.
P163 Nous aurons un nouvel aperçu de notre difficulté à bien saisir du latin en arrivant à l’affirmation de Saint Thomas selon laquelle le commerce comporte toujours une certaine inhonestas. Car inhonestas ne signifie pas tout à fait malhonnêteté ; cela signifie à peu près « quelque chose qui n’est pas digne » ou mieux peut-être « quelque chose qui n’est pas élégant ». Il a raison. En son sens moderne, le mot commerce signifie vendre à un prix un peu plus élevée que la juste valeur. Les économistes du dix-neuvième siècle n’ont jamais refusé cette acceptation du mot. Sans doute pensaient-ils que Saint Thomas n’était pas pratique. Affirmation qui paraissait juste tant qu’on était en période de prospérité, mais qui n’est plus tout à fait convaincante en période de débâcle économique universelle.
P167 [en Réforme] L’homme ne pouvait rien dire à Dieu, ni de Dieu, ni à son sujet. Il ne pouvait que lancer un cri presque inarticulé, sorte d’appel à l’assistance et à la miséricorde du Christ dans un monde où les créatures étaient inutiles. L’intelligence ne servait à rien. L’homme ne pouvait pas plus qu’une pierre se mouvoir d’un pouce, ni se fier à son cerveau plus qu’à un navet. Le ciel et la terre étaient vides. Il n’y demeurait que le nom du Christ, jetée en une imprécation désolée, lugubre comme le cri d’une bête traquée.

P169 Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose d’effrayant et d’apocalyptique à se représenter un pareil bûcher, quand on songe à la densité et à la complexité de cette immense encyclopédie sociale, morale et spéculative. Tant de denses définitions qui excluent tant d’erreurs subtiles ; tant de jugements équilibrés sur les conflits de devoirs et le choix des maux ; tant de spéculations magnanimes sur l’art de gouverner et l’art de rendre la justice ; tant de sages distinctions entre l’us et l’abus de propriété privée ; tant de règles et de dérogations au sujet du grand mal de la guerre ; tant de mansuétudes envers nos faiblesses humaines et de sollicitude pour notre bien être humain ; toute la somme de l’humanisme médiéval s’embrase et s’élève en lourde fumée  sous les yeux de leur ennemi. Le grand barbare passionné se réjouit sombrement parce que les jours de l’intelligence ne sont plus. Brûlent les formules, brûlent les arguments, brûlent les syllogismes. Sentences et maximes se tordent en flammes d’or, gloire ultime de l’ultime héritage de la radieuse sagesse grecque. La plus haute synthèse de l’histoire, qui avait relié le monde moderne au monde antique, achevait de s’envoler en fumée et, pour la moitié de l’univers, ne fut plus qu’une vapeur qui s’évanouit.

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