lundi 16 décembre 2013

Benoit Chantre et les arts de la paix


J'aime beaucoup cette video de Benoit Chantre, il a tenu ce discours lors d'un symposium au collège de France organisé par Marc Fumaroli. Vous pourrez bien sur voir le lien de cette vidéo avec cette note précédente.

Dans cette vidéo, il tente de montrer en quoi l'année 1806 peut être le symbole d'une brisure historique et intellectuelle. La fin de la guerre en dentelles aristocratiques et d'ancienne tradition. La guerre était réservée à l'aristocratie qui en prenait les risques et permettaient de contenir la violence de la guerre dans des limites liturgiques et rituelles très claires. Le roi faisait partie de cette mystique, le monde de la culture pouvait le reconnaître comme le prince de la paix.
1806, c'est la victoire de Iena de Napoléon, et la victoire de la guerre totale sous la sidération du monde des lettres. Chantre voit deux prophètes, deux thuriféraires et deux contre-feux de ce terrible changement.

Les deux prophètes 


Les deux prophètes de Iena sont Machiavel et le chevalier de Guibert. Longue distance historique entre les deux qui peut s'expliquer par la main mise de la noblesse sur la guerre. De l'importance donnée à la la cavalerie par rapport à l'infanterie.
Machiavel a eu raison trop tôt. Il aurait voulu éviter la guerre en dentelles, il aimerait se concentrer sur le soldat et faire de lui un acharné conduit par un impératif moral, recruté dans le peuple et entraîné dans une milice populaire. Comme les cités ne peuvent vivre qu'en canalisant à l'extérieur la violence de leurs membres, la guerre deviendra la condition de l'Etat et l'Etat, la condition de la guerre. Il se concentre sur les hommes qui doivent être indépendants de l'Eglise qui féminise les mâles vertus. L'armée doit être un instrument de précision de l'Etat hors de l'Eglise et de l'aristocratie. L'aristocratie en préférant les cavaliers et combat d'honneur aux armes trop efficaces. C'est la progression des arts de la paix du 16 et 17ème siècle. C'est ce que Roger Caillois dessine dans son  livre "Bellone ou la pente de la guerre". La noblesse voit la guerre comme violence de masse à domestiquer et à retirer de la main de la population sous peine de grand risque, ils privilégient les prouesses des héros, les combinaisons et les formes.. Le sérieux de la guerre appartient à la démocratie.
Bellone est la soeur de Mars, elle est l'incarnation de l'horreur de la guerre.
De Guibert, pourtant aristocrate français va reprendre les pensées de Machiavel, il dénonce le caractère cérémonieux de la guerre. Ce sont les premières justifications des futures armées révolutionnaires. L'habileté conduisait à la victoire et non le sang.
Or les arts de la paix ont prospéré sur les arts de la guerre. En de Guibert, nous sentons que nous passons de Fragonard à David, le soldat citoyen perce.
Seule la milice populaire et donc le suffrage universel lié à la conscription pourra poser au monde l'esprit des lumières. La guerre garantit la liberté des citoyens contre toutes les tyrannies. Cela explique aussi l'enthousiasme de l'arrivée des armées napoléoniennes et les désillusions dont Goya sera l’emblème avec ces caprichos, vision allégorique du triomphe de Bellonne contre Mars.


Les deux thuriféraires

Hegel écrit le soir d'Iena, J'ai vu l'empereur, cette âme du monde... Un individu, point concentré et qui s’étend sur le monde. (Définition mythique de l'empire)
Il achève son oeuvre "phénoménologie de l'esprit". Il a espoir dans l'empereur.  Pour lui et ses contemporains, l'armée française est désignée pour inscrire dans le réel l'universalité du droit. Foi en Napoléon.
Il ne voit pas alors de drame au moment de la défaite de son pays. Il y a une histoire essentielle qui est la victoire de la raison, la réalisation de l'esprit dans la constitution de l’état. La raison se rit des conflits. Les dangers de la démocratie seront conjurés par l'aristocratie du savoir, les fonctionnaires choisi par compétences et leurs vertus et le soucis de l’intérêt général.

La guerre n'est donc pas une fascination mais une épreuve pour le triomphe du droit, l’avènement du droit nous libérant de toute mythologie. L'individu doit être capable de se sacrifier  pour l'Etat
Hegel dit après Machiavel qu'il ne faut pas que la population se morfonde. Pour se réinscrire dans l'universel, ils doivent se sentir prêt au sacrifice. l'individu doit être absorbé dans la totalité éthique qu'est l'Etat nation. La guerre atteint un niveau métaphysique des sociétés post aristocratiques. Clausewitz voit aussi l'arrivée d'un nouveau Dieu de la guerre mais lui, il est humilié par la défaite. A partir de cette guerre, il synthétise la montée aux extrêmes, chemin naturel de la guerre et de la politique.
Hegel et Clausewitz se rejoignent dans la sacralisation de la guerre, le soldat prussien donnant une note apocalyptique à cette perception de la guerre. Chacun des adversaires fait la loi de l'autre d'où résulte une action réciproque qui en tant que concept doit aller aux extrêmes.
Or le simple fait que l'adversaire fait la loi de l'autre prouve que la relation n'est plus symétrique, qu'elle s'est déjà dégradée en réciprocité violente.
C'est asymétrique, il y a l'esclave et le maître et réciproquement, les deux étant chacun l'un et l'autre. C'est la raison pour laquelle ils vont aux extrêmes. C'est la fin de la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel. A rebours de Raymond Aron, René Girard affirme ainsi dans "Achevez Clausewitz" le caractère irréversible de l'intuition du stratège prussien qui ne fait qu'un avec l'apparition dans l'histoire d'un pur principe de réciprocité. Le duel, la montée réciproque désigne une relation asymétrique réciproque qui s'est imposé comme tendance dominante de l'histoire. Loin de contenir la violence, la politique court derrière la guerre.

 Le primat fondamental de la défensive sur l'offensive où c'est celui qui se défend qui veut réellement la guerre vient alors soutenir le déchaînement de la violence guerrière. Il est plus facile de mobiliser tout un pays dans la guerre sur des thèmes défensifs que de le convaincre de la nécessité d'une offensive. Alors la mobilisation totale est le symptôme de la dégradation du droit de la guerre, d'une possession de tous les sociétaires par un adversaire à la fois vénéré et haï, d'où le rôle fondamental selon Girard de Napoléon dans le traité de Clausewitz. L'unité de la Prusse, puis de l'Allemagne se fera contre la personne de l'empereur ainsi unifié dans la haine de la France.


Seul le duel, le primat de la défensive permettent de construire une théorie de la guerre moderne. le primat de la défensive ne permet plus la guerre décisive. La guerre échappe au principe de la raison au moment ou celle-la permet d'en saisir le concept.
L'Héroïsme national est structuré par le ressentiment. Le monopole de la violence légitime de l’État est renforcé par la disparition de l'ethos aristocratique.
Le moteur de la constitution démocratique est le ressentiment disait déjà Nietzsche, elle gouverne leurs relations. Elle contribuera aussi à les désintégrer dans la nouvelle étape de la montée extrême : les guerres idéologiques.
Aron et Girard se rejoignent en nommant le nazisme et le communisme comme du Hégélianisme militaire. La montée de la violence guerrière pour lequel le politique ne peut fournir que des justifications. Avec la guerre, c'est la sacré qui fait son retour. Caillois décrit cette épiphanie sinistre : la guerre n'est sentie comme sacré que quand elle est fascinante et non si réduite en art militaire, c'est un art sanglant, réglé comme le sport. Pour être sacré, elle doit contenir un risque total pour une population entière, acteur ou victime d'une tragédie généralisée.

Les deux contrepoids
De Maistre et Holderlin
Les deux tentent de fuir l’Europe et tentent d’interpréter les guerres napoléoniennes
De Maistre les voit comme des signes providentielles de la mort de la mort.
Le second comme le signe dont il faut se détourner pour revenir au propre de l'occident. Les deux font des efforts pour sortir de la fascination de la guerre. par excès ou par défaut.
Ils sont les témoins de la résilience de la république des lettres mais aussi de son impuissance à bâtir un art de la paix.

De Maistre appelle Napoléon : Fléau de Dieu.
Il mène une guerre contre la fatalité de la guerre et pour un providentialisme anti hegelien.
De Maistre voit dans la révolution et sa suite napoléonienne une confusion entre violence légale et illégale mais il développe une pensée terrible sur la violence, sur une terre déjà imbibé de sang, qui est un autel où tout ce qui vit doit être immolé sans fin jusqu'à l'extinction du mal ou jusqu'à la mort de la mort. Conscience forte des désastres de la guerre moderne mais il la voit comme une énorme expiation, l'avènement d'une bonne nouvelle d'un salut. Dénonciation de la modernité mais accompagnée d'une croyance dans la fécondité de la violence. Les charniers sont la suite de la passion du Christ et travailleraient au salut du genre humain. De Maistre fait des premiers pas vers l'anthropologie moderne mais réalise une régression lourde dans la pensée de l’événement chrétien.

Seul Holderlin saisira l'unicité du Christ. Il s'en isolera
Mais d'abord, il se réjouit de Napoléon ("le prince de la fête"). En 1806, c'est la grande désillusion, il perd la foi. Il désire de rester en retraite toute sa vie à Tubingen, dans un moulin et passera pour fou pour la majorité. Il décide de se taire en gardant au coeur une nostalgie du christianisme malgré les beautés qu'il ait pu entrapercevoir chez les grecs mais il n'est pas fasciné par Dionysos et est nostalgique de la douceur européenne. Il se tourne vers le Christ, appelé frère des dieux antiques et véritable Dieu de la fête. Il renonce au pathos sacré.
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Patmos

Est proche
Et rude à saisir le dieu.
Mais où est le péril, croît
Le salutaire aussi.

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A la figure divine immédiate du Christ  succède le Dieu médiateur d'un apôtre dont le retrait ouvre à l'homme une demeure habitable.
Holderlin ouvre une synthèse impossible entre les dieux qui s'en vont et le Dieu qui s'approche, entre le Christ et son frère Herakles.

Labyrinthe sans sortie. Silence, Sentiment d'impuissance  de la parole poétique...

En 1917, Rozenzweig inhume un livre écrit par Hegel mais conçu par Schelling et Holderlin. ce petit livre dit que non seulement la grande masse doit avoir une religion qui parle au sens mais c'est surtout les philosophes qui en ont besoin. Il faut un monothéisme de la raison et du coeur, un polythéisme de l'imagination et de l'art avec une mythologie de la raison. Schelling pensait être le poète de cette mythologie de la paix. Mais seul Holderlin fut à la hauteur. Son oeuvre témoigne du retrait des dieux et de la fragilité de la parole humaine, et se concentre autour d'une intuition centrale : Compossibilité de l'antique et du chrétien. Formule "monothéisme de la raison et du coeur..." définissait une nouvelle catholicité, le poète la voit apparaître au terme de son oeuvre. Mais se tait de ne pouvoir l'incarner.


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