Ci dessous, un petit texte écrit en 2016 (déjà, il lui manque des mises à jours). Il présente une réflexion personnelle sur le livre Achevez Clausewitz et une manière de concevoir l'Europe actuellement. Comment la penser aujourd'hui. Quel espoir pour celle-ci ? Il y aurait beaucoup de choses à dire encore…. Mais on fait ce que l'on peut...
Cette note peut être liée à celle-ci et celle-là aussi...
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Quelle suite pour
"Achever Clausewitz" ?
Intro :
Une image et
une impression me poursuivent. Je participais à la veillée puis à la messe du
pape Benoit XVI sur l'esplanade des invalides en Septembre 2008, le lendemain
de son arrivée où il eut le temps aussi d'inaugurer le centre des bernardins.
Je voyais une foule immense avec le pape célébrer l'Eucharistie au centre de
Paris. Quelques mois avant, je venais de lire le dernier livre de René Girard,
"Achever Clausewitz". J'avais alors l'impression de vivre la suite du
livre. Ce livre n'était il pas fait pour cette foule et pour moi ? Moi aussi,
dont l'histoire familiale avait été construite par la haine franco-allemande et
qui me demandait quelle était l'étape et le rôle de ma génération. Ce livre
enfin poursuivait ma passion pour le travail de cet auteur, travaillait mon
identité catholique en incarnant ses thèses dans l'histoire proche et faisait
réfléchir sur l'Apocalypse, qui ne serait rien d'autre que "l'incarnation
du Christianisme dans l'histoire.(P335)" Bref, ce livre était une
initiation et une ouverture aux questions politiques modernes, aux signes des
temps et à une unité personnelle.
Nous sommes
presque dix ans après l'édition du livre. Les années 2007 et 2008 furent pour
des gens de ma génération une date charnière dans la perception d'une crise
européenne, d'une crise de sens global et en particulier d'une crise du sens
des institutions européennes. J'aimerais profiter de ce texte pour relire mon
intuition girardienne lors de ce voyage papal à Paris, voir en quoi l'élection
du pape François continue l'histoire que René Girard me révélait entre la
papauté et l'Europe. Ces questionnements conduiront vers des interrogations plus
larges qui mériteraient de bien plus vastes investigations.
I Rappel sur "Achever Clausewitz"
A La montée aux extrêmes dans l'histoire.
Auparavant, il
me semble bon de résumer très brièvement "Achever Clausewitz" et ce
qu'il semble apporter à la question politique et historique.
Achevez Clausewitz arrive fin 2007, il arrive avec surprise, 46ans après le
premier des livres de René Girard attaché à la découverte de la théorie
mimétique dans les œuvres littéraires. Théorie mimétique qui va ensuite
l'aider, par l'étude des tragédies, des mythes et de l'anthropologie, à
découvrir la racine religieuse des sociétés humaines par la victime émissaire,
du lien entre sacré et violence. Cette anthropologie s'intéressera ensuite au
Christianisme comme science humaine globale. Le Christianisme par sa révélation
révèle et sape les bases du sacré violent mais ne permet plus aux institutions
humaines de légitimer leur statut. Que deviennent les sociétés humaines quand
est corrompu ce qui pouvait les aider à tenir ? "Achever Clausewitz"
intervient dans ce contexte. Il souhaite aller au devant de la question
apocalyptique chrétienne.
Selon Girard, Clausewitz est le prophète joyeux et
tourmenté de notre époque de violence non limitée par les traditions et les
règles rituelles. Clausewitz est un militaire et un théoricien de la guerre,
mais ses questions le conduisent plus loin. Il fait face à la bascule de la
révolution française et de Napoléon, la fin de la guerre en dentelles
aristocratiques et des anciennes traditions. La guerre était réservée à
l'aristocratie qui en prenait les risques et permettaient de contenir la
violence de la guerre dans des limites liturgiques et rituelles très claires.
Dans son livre, "de la guerre", Girard y analyse la « montée aux
extrêmes » qui est la voie naturelle du désir mimétique des communautés
humaines et des hommes et de la violence si celle ci n’est plus ritualisée par
les traditions et limitée par la religion. Le livre de Clausewitz permet
d'adapter la théorie mimétique de l'intersubjectivité aux groupements humains.
1806, c'est la victoire de Iéna de Napoléon, et la victoire
de la guerre totale. Clausewitz est le précurseur de la pensée totalitaire, il
théorise l’utilisation de la force de la foule nationale dans la guerre. Chacun
des adversaires fait la loi de l'autre d'où résulte une action réciproque qui,
en tant que concept, doit aller aux extrêmes.
Le duel, la montée réciproque désigne une relation
asymétrique réciproque qui s'est imposé comme tendance dominante de l'histoire.
Loin de contenir la violence, la politique, désormais, court derrière la
guerre.
Le primat fondamental de la défensive
sur l'offensive où c'est celui qui se défend qui veut réellement la guerre
vient alors soutenir le déchaînement de la violence guerrière. Alors la
mobilisation totale est le symptôme de la dégradation du droit de la guerre,
d'une possession de tous les sociétaires par un adversaire à la fois vénéré et
haï, d'où le rôle fondamental selon Girard de Napoléon dans le traité de Clausewitz.
L'unité de la Prusse, puis de l'Allemagne se fera contre la personne de
l'empereur ainsi unifié dans la haine de la France.
Le moteur de la constitution démocratique est le
ressentiment disait déjà Nietzsche, elle gouverne leurs relations. Elle contribuera
aussi à les désintégrer dans la nouvelle étape de la montée extrême : les
guerres idéologiques.
Girard analyse la réaction des intellectuels allemands. Ils
vont être fasciné par la guerre, la révolution et Napoléon, Hölderlin semble
être seul à être triste, il s'isolera d'un monde ayant perdu toute intuition
chrétienne qui permettrait de comprendre au même moment l'instabilité et la
stabilité du temps et des hommes à l'intérieur de celui-ci.
B Réconciliation européenne, franco-allemande / papes
et politique
Face à la tristesse de Hölderlin confrontée à la
montée aux extrêmes franco allemandes, son exil est une sortie de tout
manichéisme. Germaine de Staël sera aussi l'autre (imparfaite) prophète de la sortie
par le haut de la crise et de la réconciliation franco allemande, elle comprend
l'importance du tissage de dialogue franco allemand. Girard y voit la
modernité catholique : au cœur de ce dialogue c'est la différence enfin pensée
entre le chrétien et l'archaïque dont le catholicisme détient la clé. Il
devient résistance aux haines nationales, sérum contre toute idolâtrie
nationale et recherche de paix à travers le dialogue de la Foi et de la raison.
Après elle, Girard s'appuie sur des exemples artistiques, politiques et
spirituels comme la relation entre Baudelaire et Wagner, la rencontre de
Gaulle-Adenauer à Reims et enfin l'élection de Benoit XVI comme sommet du
développement de la catholicité, symbole parfait de l'Europe attaquée en
interne par l'esprit de la guerre qu'elle a développé mais qui n'est pas elle.
Europe qui par ce processus s'adresse au monde entier par sa montée aux
extrêmes et par ses tentatives d'en sortir.
En 1962, de Gaulle et Adenauer se
retrouvent dans les ruines des deux pays qui s'étaient trop imités. L'Eglise
organise l'office consacrant la volonté de pardon mutuel et marche vers la
réconciliation. Cela ne se fait pas pourtant sans grosses appréhensions des
deux cotés. Cela sera un exploit politique. Exploit répété par JPII en 1996.
Revenir là où il y a le vrai débat, la vraie guerre comme entre Charlemagne et
Léon III.
La rencontre De Gaulle-Adenauer eut
lieu à Reims, ce ne fut pas un hasard. Dans ses Mémoires, le général de Gaulle expliquera le choix de Reims, «symbole de nos anciennes traditions, mais aussi théâtre de maints affrontements des ennemis héréditaires depuis les anciennes invasions germaniques jusqu’aux batailles de la Marne. A la cathédrale, dont toutes les blessures ne sont pas encore guéries, le premier Français et le premier Allemand unissent leurs prières pour que, des deux côtés du Rhin, les œuvres de l’amitié remplacent pour toujours les malheurs de la guerre.»
Ce texte et le
signe gaullien est une illustration de l'esprit européen défendu par René
Girard.
Enfin Girard prend les dernières pages
de son dernier chapitre pour explique combien le discours de Benoit XVI à
Ratisbonne est un signe de temps dans sa défense de l'esprit européen, dans le
refus de tout sacrifice et le chemin de réconciliation entre la foi et la
raison.
Au cœur de
cette histoire de guerre et de réconciliation, se trouve la question, la
querelle entre l'empire et de la papauté. A la fin du livre, Girard introduit une pensée catholique politique. Le
rapport entre la papauté et l’empire est simple et compliquée. C’est un rapport
d’union et de conflit. Etre pour l’empire, c’est s'échapper du mimétisme
originaire européen entre Charles le Chauve et Louis le germanique, la division
franco-allemande. L’Eglise peut être du coté de l’empire pour éviter les
guerres et toujours en conflit contre l’empire pour refuser sa main mise.
Position simple mais très compliquée pratiquement. La division des fils de
Charlemagne s’est faite au détriment de l’Europe. Refus de l’équilibre et de la
continuité de l’empire romain.
A travers la revue en accéléré de l’histoire
européenne, le catholicisme (par son conflit contre l'empire associé au pouvoir
sacrificiel) est aussi le créateur du désordre et la stabilité possible dans ce
désordre. Le seul lieu tenable dans un monde de la démystification qu’il crée.
Tout le magistère, la tradition, la logique, l'infaillibilité papale, l’institution
sont les symboles de ce petit repère de stabilité, c’est la stabilité dans un
monde profondément déstabilisé par sa propre révélation. Il faut voir le
Christianisme porteur de sa propre critique et voir qu’elle maintient ses
affirmations. Etre catholique, c’est avoir un pape, un magistère qui ne dépend
pas de soi. C’est aussi ce qui demeure de ce qui aurait pu être l’empire s’il
ne s’était pas effondré. La catholicité se prend aussi dans sa romanité, dans
son souci de stabilité. Le combat de la papauté contre l'empire s'est
transformé en un combat de la violence contre sa propre vérité, qu'elle ne
pourra refuser de reconnaître à moins de provoquer une apocalypse. Le pape nous
conseille seulement de sortir de notre rationalisme étriqué, mais il ne peut
faire plus nous dit Girard.
Girard dresse un portrait de la catholicité comme lieu essentiel
anthropologiquement pour échapper à toutes les bipolarités, individuelles ou
sociales. Le pape incarne cette
vérité en guerre contre la violence. Seul la tradition judéo chrétienne et la
tradition prophétique peuvent seule rendre compte du monde dans lequel nous
sommes entrés. Selon Girard, c'est parce que les signes des temps convergent
aujourd'hui que nous ne pouvons plus persévérer dans la folie des rivalités
mimétiques
II Benoit XVI à Paris, Post scriptum
"qui osera dire que le tombeau de
Napoléon aux invalides ressemble au mausolée de Lénine?" P304 AC
Revenons en Septembre 2008 et au voyage de Benoit XVI à Paris. Venant
originairement pour fêter les 150 ans des apparitions de Lourdes, il a voulu
venir à Paris. Cette étape parisienne sera marquée par trois moments clés. Son
inauguration et son discours au centre des Bernardins, les vêpres à Notre Dame
et la messe sur l'esplanade des Invalides.
Accueilli avant par le président de la république, Nicolas Sarkozy, il a pu
dire : "Je suis profondément convaincu qu'une nouvelle réflexion
sur le vrai sens et sur l'importance de
la laïcité est devenue nécessaire. Il est en effet fondamental, d’une part,
d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de
garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de
l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la
fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de
la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création
d’un consensus éthique fondamental dans la société."
Il note donc l'importance de la
séparation entre le pouvoir politique et temporel, de la conscience du rôle de la religion dans
un monde en "dépression" et la fragilité de la situation des jeunes.
Pour l'union européenne, il note que la
France doit veiller au développement de son droit mais aussi aux différences
nationales. De plus, "la France, historiquement sensible à la
réconciliation des peuples, est appelée à aider l’Europe à construire la paix
dans ses frontières et dans le monde entier."
Aux Bernardins, Benoit XVI tint un discours sous forme de conférence au
monde culturel parisien. Il voulut par ce texte, profitant d'être dans un lieu
symbolique du monachisme occidental du Moyen-âge, montrer qu'elles avaient été
les bases chrétiennes de la culture européenne. Saint Benoit et ses disciples
ne voulaient pas chercher à construire une civilisation sur un empire en
perdition et bientôt en ruine. Ils voulaient chercher Dieu, chercher tout ce
qui ne passe pas, puiser à la source des trésors antiques, travailler le chant
et les arts et la parole de Dieu pour mieux le connaître, travailler la matière
pour participer à la création, toujours trouver la voie médiane entre
l'arbitraire subjectif et le fondamentalisme.
A Notre Dame, après les Vêpres, il tint un discours aux clergés et autres
consacrés, il développa particulièrement dans son discours l'importance de
l'attachement personnel à la parole de Dieu. Il parla aussi de la foi du
Moyen-âge qui bâtissait des cathédrales et des papes liées à son histoire,
Alexandre III, Pie VII et Jean Paul II.
Le lendemain eut lieu la messe devant les invalides. Le pape nota le lieu
extraordinaire de la cérémonie. L'homélie se concentra sur la lecture de la
lettre de saint Paul. (I Corinthiens 10) et la nécessité de fuir le culte des
idoles et les fausses représentations de Dieu et les sacrifices sanglants. Le
pape souhaita nous faire reconnaître les idoles du monde contemporain. Face aux
idoles, le plus grand acte de résistance est la vénération de l'Eucharistie et
la participation à la messe, elle nous aide à ce que nos paroles, nos actions
et nos pensées soient en accord avec Dieu.
Il me semble encore important de citer le discours du pape devant
l'assemblée des évêques français à Lourdes. Il cite le pape Jean Paul II pour
qui la nation existe par la culture et pour la culture, qu'il ne faut pas la sacrifier
à l'uniformisation terne. Il dit encore que la reconnaissance des racines chrétiennes
de la France est une base pour les français pour savoir d'où ils viennent et où
ils vont.
Il lance aussi
ce programme étonnant :" Par conséquent, dans le cadre institutionnel
existant et dans le plus grand respect des lois en vigueur, il faudrait trouver
une voie nouvelle pour interpréter et vivre au quotidien les valeurs fondamentales
sur lesquelles s’est construite l’identité de la Nation."
Face à ses extraits de discours comment ne pas voir la continuité entre la
fin de "Achever Clausewitz" et ce voyage français du pape Benoit XVI
?
Comme pour les discours de Ratisbonne, Benoit XVI continue de frayer un
chemin et tenter de convaincre le monde entier de concilier la foi et la
raison. Cette conciliation est l'origine de l'idée européenne. Idée qui nait
sur les ruines d'un premier empire.
Il est difficile de savoir si le pape lui même a choisi les lieux de ses discours. Mais comment ne pas
voir dans cette perspective, en connaissance de son sermon anti-idolâtrique un
message qui serait : "Achever Napoléon". Hitler arrivant dans Paris
occupé, visita les invalides et le tombeau de Napoléon et affirma que ce fut le
plus beau et le plus grand moment de sa vie. Le pape allemand venant à Paris
vient au lieu même du culte impérial et de "l'esprit du monde" dire
qu'il faut arrêter de se tromper de divinité et vénérer l'Eucharistie. Après
Reims, il n'y a pas eu d'images plus fortes pour représenter l'esprit européen.
Esprit européen qu'il a pris soin de discerner aux bernardins, esprit plus fort
que les empires, qui survit à toutes les guerres du moment que l'union de la
foi et de la raison soient préservées. La messe des invalides peut être vues
comme une sorte de guérison sur les plaies les plus sensibles comme avait pu
l'être à Reims la rencontre de réconciliation entre de Gaulle et Adenauer.
Cette intuition peut-être soutenue par le souvenir de Pie VII évoqué par le
pape à Notre-Dame.
Le discours des Bernardins et celui face aux évêques
résonnent entre eux. Le pape n'appelle pas à une révolution ("dans
le cadre institutionnel existant et dans le plus grand respect des lois en
vigueur) mais appelle à une conversion spirituelle et sociale pour retrouver
plus amplement l'esprit européen (" il faudrait trouver une voie nouvelle
pour interpréter et vivre au quotidien les valeurs fondamentales sur lesquelles
s’est construite l’identité de la Nation."). Il est évident que le
discours des bernardins en plus d'être une présentation de la naissance
européenne était une présentation de la structure de "toute culture véritable" et un plan culturel pour la France et l'Europe
au moment de la mort de la nation comme idole et des autres "idoles
contemporaines" bien vivantes.
III
Et désormais ?
L'année 2008 parait désormais lointaine.
La crise des subprimes s'est développée, la crise grecque (entre autres) a
remis en cause l'autorité morale et réconciliatrice de l'union européenne, en
France, aux élections européennes de 2014, un parti dit "eurosceptique"
est arrivé en tête du scrutin, le pape Benoit XVI est devenu pape émérite. Le
pape François, pape sud américain a été élu. La crise syrienne s'est enracinée
donnant lieu à l'installation de l'état islamique et facilitant la vague
d'attentat en Europe. René Girard est décédé en Novembre 2015 et n'a pas écrit
de nouveau livre. La dimension instable du monde a pris beaucoup plus d'évidence
en Europe.
Que demeure t-il de l'Esprit européen et
du combat du pape pour l'esprit européen ?
Relisons le discours du pape François au
parlement européen à Strasbourg, du 25 Novembre 2014.
Le pape reconnait les crises profondes. Crises
du droit, du citoyen ou plutôt de l'individu démesuré ayant perdu le lien avec
le bien commun et devient source de violence et de solitude. Il voit une crise
économique douloureuse, la distance d'une institution qui ne pense que de
manière technique et économique et plus généralement un mode de vie égoïste,
une opulence qui n'est pas durable et tend à développer une vision humaine
comme engrenage ou déchet,(expression de la culture du déchet, avortement et euthanasie citées), drame de
l'immigration de masse. François interroge les parlementaires européens sur la
prise en compte des fragilités des personnes et des peuples européens.
Quelles
solutions sont possibles? Le pape dit qu'il est là pour encourager et espérer.
Mais c'est une
question spirituelle, l'Europe doit retrouver son âme.
Il en appelle
au retour aux pères fondateurs concentrés sur le travail pour favoriser la paix
et la communion. Au centre de ce projet, il y avait la confiance en l'homme non
comme sujet économique ou citoyen mais comme un personne dotée d'une dignité
transcendante. Or "il existe un lien entre dignité et transcendance".
Il appelle à
prendre exemple sur Platon et Aristote représentés au Vatican, avoir un œil sur
la terre et vers le ciel. Il insiste sur la nécessité de l'ouverture au
transcendant pour garder la dignité
humaine. (ce n'est pas un danger pour la laïcité, dit il.)
Il demande de
veiller à la diversité des peuples, élément obligatoire pour faire ressortir le
meilleur de chaque personne et de chaque peuple. La conception uniformisante
touche la démocratie elle-même par un nominalisme politique. Celle-ci est
menacée par des structures de pouvoir multinationaux. "Maintenir vivante
la démocratie en Europe demande d’éviter les « manières
globalisantes » de diluer la réalité : les purismes angéliques, les
totalitarismes du relativisme, les fondamentalismes anhistoriques, les éthiques
sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. Maintenir vivante la réalité
des démocraties est un défi de ce moment historique, en évitant que leur force
réelle – force politique expressive des peuples – soit écartée face à la
pression d’intérêts multinationaux non universels, qui les fragilisent et les
transforment en systèmes uniformisés de pouvoir financier au service d’empires
inconnus. C’est un défi qu’aujourd’hui l’histoire vous lance."
Dans
l'ensemble et en particulier pour le drame des migrants, l'Europe sera en
mesure d'y faire face si elle sait proposer avec clarté sa propre identité
culturelle. Elle saura d'autant mieux qu'elle saura protéger le droits de ses
citoyens.
Pour cela, l'Europe
doit avoir conscience de sa propre identité et redécouvrir son âme qui est
celle de la réconciliation. Les chrétiens sont appelés à être son âme.
L'histoire de l'Europe et du Christianisme est encore notre présent et notre
futur. C'est notre identité. Elle doit redécouvrir son propre visage et faire
que l'Europe ne tourne pas autour de l'économie mais de la sacralité de la personne
humaine.
"Le
moment est venu d’abandonner l’idée d’une Europe effrayée et repliée sur elle-même,
pour susciter et promouvoir l’Europe protagoniste, porteuse de science, d’art,
de musique, de valeurs humaines et aussi de foi. L’Europe qui contemple le ciel
et poursuit des idéaux ; l’Europe qui regarde, défend et protège
l’homme ; l’Europe qui chemine sur la terre sûre et solide, précieux point
de référence pour toute l’humanité !"
Il me semble important de noter que le
style du pape François est très différent de celui du pape Benoit XVI. Mais la
lecture de ce discours permet de voir une continuité exemplaire entre le voyage
parisien et le voyage strasbourgeois. Ce n'est plus un pape allemand qui parle
au peuple français mais le premier pape non européen (qui dit pourtant "nous"
avec l'Europe) aux députés européens.
Il y a le même rappel à la sagesse
antique, à l'identité chrétienne de l'Europe, à la nécessité urgente de
rappeler la capacité de transcendance de l'homme. Cette identité n'est pas un
luxe ou une option mais ce qui l'a construit, elle est présente dès l'origine
chez les pères fondateurs des institutions. Plus que Benoit XVI, François parle
de la crise que l'Europe vit, et est plus précis des "idolâtries" qui
la menacent, ces confusions entre les moyens et les fins : le droit,
l'économie, son opulence, son unité, sa globalisation.
Nous pourrions dire que le discours du
pape François (et peut être plus encore son encyclique Laudato si) ouvre un
nouveau chapitre de "Achever Clausewitz". le pape note les dangers
avec plus de force. René Girard faisait comprendre que les papes doivent être
mesurés dans l'annonce des temps apocalyptiques. Le pape François l'est encore,
il montre ses espoirs et ses encouragements, mais son portrait de l 'union
européenne est dramatique. Il n'en demeure pas moins la figure de l'appel à la
réconciliation, aux modèles de la création européenne, il invite à voir les
nouveaux empires qui ne disent pas leur nom. Sa dénonciation de la culture du
déchet peut aussi faire référence à la culture du bouc-émissaire rejeté. Il
souhaite que l'Europe et son histoire bimillénaire avec la foi Chrétienne soit
le modèle pour le monde. Le discours du pape François est dans une continuité
logique mais apporte aussi des éclairages et des inquiétudes encore plus forte.
Il devient (malgré son origine directe) l'avocat de l'esprit européen.
Conclusion et prospection
"Achevez Clausewitz" n'est pas terminé. La guerre de l'empire contre
le pape, de la violence contre la vérité, décrite avec passion par René Girard,
n'est pas terminé. Benoit XVI nous a montré qu'il y avait des idolâtries à
achever définitivement, un esprit à reprendre sans cesse et nous a donné une
boussole. François continue le combat en s'approchant avec encore plus de
courage vers le centre du combat et sa dimension apocalyptique. Il précise,
ouvre des pistes, espère et provoque. Il n'est pas catastrophiste mais bien
apocalyptique comme la confusion récurrente tente de nous méprendre.
Ces quelques lignes avaient pour objectif de reprendre le dernier livre de
René Girard, essayer d'en montrer une partie de son originalité et de son
acuité. Je découvre ici aussi qu'il est lié aux autres livres de l'auteur. Il
participe à la cohérence de fond de l'œuvre de Girard. Il fut pour moi une base
de départ pour regarder notre monde et son actualité, en particulier pour un
européen. Sa démarche apocalyptique ne doit pas nous effrayer, mais seulement nous
permettre de regarder avec responsabilité les conclusions de la révélation
chrétienne en marche dans l'histoire. Cette démarche nous appelle radicalement.
Elle est trop caricaturée et méprisée. Elle entre en contradiction avec nos
analyses confortables.
Quelle est l'influence de ce livre ? Qui a t'il touché ? Quels européens
travaillent sur ce livre et tentent de rendre toujours plus féconde, plus
populaire sa lecture ?
Comment peut il être aussi un outil
pour les européens, les chrétiens des temps modernes conscients de
l'instabilité apocalyptique de notre monde ?
Il me semble que la prochaine étape pour répondre à ces question, seraient
de réaliser un tour d'Europe des lecteurs d'Achevez Clausewitz. Recueillir les
interrogations locales, confronter les hypothèses, les pistes de réflexion, les
idées pour faire face à cette "étrange guerre".
Comment fédérer autour d'elle, la préparer sérieusement et devenir agent de
l'esprit européen ?