lundi 28 mars 2016

François Taillandier - Le cas Gentile

Sait-on à quoi tient l'équilibre intérieur des hommes ?

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Il est rare que je sente une telle paix après un roman. Paix qui me fait désigner ce roman comme une œuvre importante de notre modernité. (mais surtout pour moi avant tout...)
Nous suivons la crise existentielle d'un pompier italien. Il s'appelle Gentile, nous ne saurons jamais son prénom. Il vient de détruire à coup de barre de fer des panneaux publicitaires dans la gare de sa ville représentant des scènes de flirt entre un homme et une femme pour des habits ou du parfum. Il est mis à pied avec beaucoup de délicatesse par les pompiers qui souhaitent l'aider et craignent la contagion. Oui, même les pompiers vivent de plus en plus l'ultra moderne solitude.
Mais un an plus tôt, il fut connu pour un autre évènement. C'est lui qui sauva la Santissima Tela. Relique d'un tissu ayant pu couvrir le Christ mort et objet mystérieux (tout comme cet incendie qui faillit le détruire.)

Un désespoir moderne

Nous suivons ce pompier divorcé, dans sa solitude de mise à pied. Nous suivons aussi les trois personnes qui sont amenées à s'intéresser à son cas. Un prêtre, une journaliste et un syndicaliste.
Nous le suivons aussi par le regard de ces trois personnes qui s'intéressent vraiment à lui.
Nous suivons ces pensées ou son ruminement, son malaise, son tâtonnement. Il n'y arrive pas, à mettre des mots sur ce qu'il vit, sur ses fuites, sur son malheur, ses mauvaises rencontres féminines. Son désespoir.
Je désexiste. Je disparais, je suis rien. Je suis une boussole démagnétisé, je ne suis pas ce que les autres attendaient de moi. Les rivaux sont partout et me montrent ma défaite. Les femmes montrent que je ne suis pas ce que je devrais être. Je ne peux plus leur parler. Je ne suis plus présent. Je ne suis plus à la hauteur. Les photos m’agressent.
Afficher l'image d'origineNotre pompier vit une grave crise identitaire et de reconnaissance. Ses dernières expériences lui font entrevoir le vide de sa vie, la déprime, le manque absolue de lui dans toutes ses relations, ses idées et actions.
L'homme est une atlante, membre d'un ordre qu'il ne comprend plus et où il se sent d'autant plus inutile, qu'il conçoit cet ordre comme une comédie où il a tout à perdre. Sacrifice méprisé, personne ne l'attendait et il avait existé par hasard.

Que pensent les trois personnes le suivant avec attention ? La femme qui voit la crise de l'homme et qui se demande comment revivre en paix avec l'autre sexe, le syndicaliste qui voit la crise de la communauté et du travail et le prêtre, médiateur et homme de prière.
L'écrivain nous montre aussi un chemin de la contagion de la crise. Le couple, la communauté de travail et la communauté de prière. Tout est en crise. Et ceux là, non indifférents, sont au chevet de l'homme.


Une conversion moderne.
 Pourtant notre Gentile se réveillera de sa chambre d’hôpital, il ira sur les collines environnant la ville. Il pense à son malheur et change de regard sur lui. Son malheur était celui d'un monstre, sa tristesse un malentendu sur lui-même et ses désirs. Il voulait être tout. Tout son malheur résidait à l'incompatibilité de son désir d'absolu de lui-même et la réalité. 
Néro (personnage de méchant cruel d'une mauvaise bande dessinée) était son compagnon, le démoralisateur, l'accusateur, le complice de son désir de toute puissance, le modèle inatteignable. Modèle des désirs que l'on ne discute plus. Il habitue "les consciences à l'incertitude, à l'instabilité, à l'impermanence de tout, au caractère aléatoire des changements, à la dissociation de l'apparence et du sens, afin que vacille le moral de l'humanité."

Cette remise en cause est l'opportunité d'une reprise de liberté, de décision, d'éveil, d'admiration, de simplicité.

Parallèlement le prêtre qui suit Gentile a ses mots: La messe annonce une identité : vous êtes enfants de Dieu.

La conversion de Gentile (qui est probablement la conversion de l'auteur ou celle que vit l'auteur quand il écrit le livre :  voir cet interview : En effet, les préoccupations spirituelles traversent mes romans de différentes façons… Je pense d’ailleurs que Le cas Gentile est le roman d’une conversion, de ma (re)conversion – et je ne le savais pas quand je l’écrivais.), la conversion de Gentile, donc, est la conversion possible de l'homme moderne qui une fois qu'il est pris sur le chemin d'une modernité qui est destruction d'ordre malgré elle, ne peut plus attendre d'autre justification que celle du Seigneur. Justification non pas lourde et méchante comme le monde aime mais discrète et miséricordieuse comme l'est la représentation de la Santissima Tela.
Je suis une question comme l'est cette toile et comme Jésus se demande à ses disciples. "Et pour vous qui suis je ?"

Le chemin du Gentile est aussi le chemin du Christ, Un chemin de croix qui mène vers une résurrection. La rencontre du Christ par ce saint voile va produire ce chemin qui est celui de notre époque. Un chemin de croix qui appelle sa résurrection. Crise et résurrection.


Un livre et une prière pour notre temps  

Je suis marqué par cette affirmation de René Girard : Il existe un canon des chefs d’œuvre comme il existe un canon biblique.
J'aimerais expliquer pourquoi ce livre humble et court fait partie de ce canon. 

Le canon qu'évoquait Girard parle de ces romans qui révèle la dimension mimétique de l'homme et des sociétés. Ces livres témoignent aussi de l'époque en ceci où elle à maille à partir avec cette propre révélation. Nous sommes loin de Don Quichotte, nous sommes plus près de Dostoievski mais Taillandier tente de témoigner de l'époque suivante, de la crise interne de l'individu, du mouvement où la médiation interne rivalitaire s'inscrit désormais au tréfonds de l'homme. Elle est au niveau du tous contre tous, réfugié en nous même.
Le salut ne peut que se retrouver en celui qui a provoqué la remise en cause profonde de l'homme.

L'appel de la vérité se fait tragique en chaque homme et société. 
Le mal est comme un sucre qui se diffuse dans un verre d'eau.

Et au milieu partout dans le roman, l'image du saint suaire est présente. Ce livre en fait une méditation profonde, lieu de la rencontre entre Divin et humain. A rebrousse poil de toutes les représentations mensongères, idolâtriques et "neronienne" de l'homme.  
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Replongeons dans ce voile, dans cette question, et imitons le. Il est allé au bout de la crise et nous conduit vers la résurrection.
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Avant le récit de la conversion de Gentile, nous entendons le prêtre dire une prière devant l'image. Cette prière est la notre :
Seigneur, murmura-t-il, fais que ton serviteur Gentile, retrouve le chemin qu'il a perdu. Fais que cette femme sache l'aimer, car c'est, je crois, ce qu'elle désire. Donne leur la paix en ce monde, et conduis les vers ta lumière. Toi seul connais, derrière tes yeux clos, l'autre versant de cette existence. Mais un jour, viendra la résurrection de la chair, et tu nous rendras ton regard. Alors, comme l'a dit Jean, ton apôtre, le livre de la vie sera ouvert, nous saurons qui nous sommes et ce que nous vivons. Nous espérons ce jour, Seigneur, nous attendons qu'il vienne. Ainsi soit-il, au nom du Père, du Fils et du saint Esprit !"
 
Amen....


plus bas, un long recueil de citations....
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P40
-Mais qu'est ce qui peut décider de telles agressions ? Des services secrets ? Une mafia ? Cherche-t-on à exercer un chantage ?
-Et puis Quelqu'un parait, que tous avaient nié, prononça mystérieusement l'écclésiastique. Je crains fort qu'une approche classique ne soit pas opérante dans une telle affaire. Vous le savez bien : hormis quelques survivances devenues folkloriques, il n'y a plus en ce monde de "méchants" identifiés et totalement séparables du reste. LE Mal, en cette époque, a fondu comme le sucre dans l'eau. Et c'est à la faveur de cette dissolution que Satan a fait sa rentrée dans le monde comme jamais...

P74
Je ne savais pas qu'un service administratif comme le votre suivait d'aussi près les dossiers ?
-Je comprends ce que vous voulez dire .Ce n'est pas compliqué : mon intérêt pour cette affaire va au delà du seul individu concerné. Ces types font un métier éprouvant. Or nous constatons, au fil des années ; et si l'on cherche pourquoi, on s'aperçoit que leur vie personnelle est un véritable merdier, passez moi l'expression. De moins en moins de couple stables, de moins en moins d'environnement familial, de moins en moins de participation syndicale,etc. Nos pompiers sont seuls. Ce sont des banalités que je vous dis là. Seulement cà devient un problème.

P77
Les savants du monde entier, archéologues, anatomistes, biologistes, chimistes, physiciens, médecins, avaient examiné cette toile sans en résoudre les mystères. Elle provenait du Proche-Orient, mais nul ne savait par quels chemins, quels échanges elle était arrivée là. Elle avait contenu le corps d'un homme supplicié comme le Christ. Personne n'était capable d'expliquer comment l'image de ce corps s'était en quelque sorte clichée sur la toile. Ni comment ce même corps, qui avait dû y adhérer à cause du sang, de la sueur et des secrétions intervenant aussitôt après la mort, en avait été retiré sans laisser la moindre trace de décollement.
Cette chose venait du fond des âges défiait la science la plus avancée.
Beato n'en savait pas plus. Il savait seulement que nous sommes tous pareils au Telone : nous portons les traces d'événements mystérieux, enfouis dans un passé lointain. Nous sommes de la mémoire et de l'énigme. A certains moments, la mémoire se réactive, le drame est rejoué, le dormeur s'agite, le suaire frémit. Quelque chose veut avoir lieu.

P83
Désexister. Ce verbe inconnu du lexique désignait pour lui une expérience familière. C'était, à al présence d'une femme désirée, ne pouvoir répondre par sa propre présence ; c'était être dispersé, mise en fuite, égaillé comme un vol de moineaux ; ne laisser là qu'une apparence, que le regard de l'autre, le regard de la femme, traversait sans rien rencontrer qui l’arrêtât. C'était entendre un message intérieur, inexplicable, inexorable : "Je ne suis pas et ne puis en aucun cas être ce qu'elle veut ; à supposer qu'elle veuille quelque chose ou quelqu'un, ce ne peut être moi."

P91
-Il y a une forme de souffrance masculine que je sens, dit elle enfin, et que j'essaie de comprendre. La plupart des hommes que je connais sont des polytraumatisés de l'amour. Je n'en vois jamais qui sont heureux avec les femmes. Une ou plusieurs, peu importe, mais heureux, contents de vivre. On n'a jamais été aussi libre de faire ce qu'on veut, et tout le monde se trimballe des valises de frustration ou de ressentiment...

P106
A quoi bon détailler ? Sa mémoire repoussait ces images comme on jette un livre ennuyeux.
Il n'en subsistait qu'une évidence : dans les parages de ces femmes, s'entrevoyait selon différents avatars l'ombre de Nero. Chacune à sa façon l'invoquait, la faisait apparaître, comme un contrepoids, comme pour signifier qu'elles existaient sans lui, qu'elles existaient ailleurs, qu'elles existaient autrement. Sinon, pourquoi auraient elles eu besoin de Nero ?
Elles le fabriquaient donc, en un sens ; mais il devait bien reconnaître que lui aussi le fabriquait, le convoquait, que d'instinct il repérait, isolait, sélectionnait dans ce qu'il savait d'elles un personnage, un homme quelconque, pour lui donner les attributs de Nero, afin de pouvoir aussitôt souffrir de n'être pas, de n'avoir pas été celui-là.
Il en était venu à penser qu'une femme, c'est quelqu'un qui vous dit que vous n'êtes pas celui qu'il faudrait.
Cette pénible expérience ne se produisait qu'avec celles à qui il avait par avance, en quelque façon, donné l'autorisation de la lui infliger ; à qui il demandait le droit d'exister, en somme. Voilà ce qu'il fallait ne pas faire ! Jamais ! Ou alors, avec quelqu'un en qui il aurait une confiance éperdue, instaurée en des semaines, des mois, d'échange, de rire, d'amour.
L'espèce humaine est peut-être ainsi faite -l'espèce tout entière, et non pas seulement sa partie féminine- que dans toute brèche, elle s'engouffre, que de tout don, elle abuse.
Qui aurait pu comprendre que c'était en quelque façon l'ironie de Nero, le mépris de Nero qu'il avait cherché à éliminer en s'attaquant aux panneaux publicitaires ? Tentative dérisoire, d'ailleurs, soubresaut de poisson à l'agonie, sans croire un seul instant qu'il ait encore une chance. Comment l'aurait il cru ? ....équilibre fruit de l'illusion.

P122
Au moins, il aurait pu lui demander d'où elle tenait tout cette science ! C'est trop facile, aussi, on vous prend au piège, vous allez à la porte, vous revenez, et vlan : on a déjà découvert que vous étiez un homme sans contours, qui s'est approché d'un cataclysme. Non mais ! Toi mettre un peu d'argent dans ta main, et moi te dire la bonne aventure ! Ca vous fera 75 euros non conventionnés !
C'était humiliant d'être allé chez la comportemento-magnéto-thérapeute, de s'être résigné à ça. Il avait fléchi le genou devant quelque chose qu'il ne savait pas nommer, quelque chose de diffus, et de général, et d'impératif. Il avait accepté le jeu d'un monde qui le tuait, et qui se payait le luxe de lui offrir un refuge, un recours. En acceptant le recours, il acceptait la sentence.
La comportemento-magnéto-thérapeute, nom de nom, à quatre pattes, et offrant son derrière à la violence des coups de queue : voilà !
Elle l'avait démasqué, démonté, surpris, et il ne l'avait ni surprise, ni démontée, ni démasquée. Elle l'avait déshabillé et il ne l'avait pas déshabillée. Elle lui avait fait craquer le dos et il ne lui avait pas fait craquer le dos !

P176
Il essaya de la faire broder un peu ; il n'obtint pas grand chose. C'était l'histoire banale d'un couple banal, formé par hasard, sur une inclination occasionnelle, et qui n'avait pas résisté au fil de jours, à l'habitude. Ces couples-là étaient nombreux; On pouvait dire qu'ils n'avaient consisté qu'en un désir fugace, un besoin de sécurité, quelques achats brochant sur le tout. Et quant au désarroi qu'il y avait dans ces âmes.... C'était une autre question. La question.
-Je l'avais cru séreux, solide. Et puis non. A un moment donné, il s'est trouvé dans des copains dans le quartier où nous habitions, il y avait un café où ils jouaient au billard. Il y passait des soirées. Au début, j'ai patienté, et puis j'en ai eu marre. On aurait dit qu'il ne voulait jamais être là. Un jour, quelqu'un m'a dit qu'il s'était fait... enfin... Bon, il y avait une fille dans les parages, je savais qui elle était, le genre qui cherche tous les hommes. Un soir, il n'est rentré qu'à trois heures du matin. Le lendemain, quelqu'un m'a dit l'avoir vu partir avec elle. Alors je l'ai flanqué dehors. Et j'ai décidé qu'on allait se séparer.
.......
J'aurais pardonné à un homme que j'aimais. Çà m'aurait fait mal, mis je crois que j'aurais essayé. Là, non : je me suis rendu compte que cà ne me faisait pas vraiment souffrir. Ca me dégoutait plutôt...
.........
Beato s'en retourna songeur. Si cette femme avait su un jour quelque chose de Gentile, c'était bien fini ; il paraissait dans son souvenir comme un étranger, un importun, à qui rien ne l'avait liée sinon un conflit pénible.

P181
Pas du tout,. Mais il me semble que tout cela tourne autour de la représentation du visage humain

P182
Il sent qu'il y a en lui de la violence et du mal/ Mais il ne sait pas quoi en faire. Il ne l'a jamais su. Il voudrait être un prédateur, tout le contraire de ce qu'il est. Cela lui fait horreur et le fascine. il se reproche de désirer, et en même temps, il se méprise de ne pas y parvenir.

P183
Ces affiches mettaient en scène ce qui l'avait fait souffrir. En s'en prenant à elles, il s'est attaqué à une représentation de son malheur intime, ou de ce qu'il estimait tel : la femme qu'il aimait ravie par un autre homme, alors que lui essayait en vain de l'approcher. Ces affiches lui ont mis sous les yeux ce qui l'avait blessé, ce qu'il ne pouvait pas imaginer sans souffrance. Elles faisaient de lui le voyeur de sa propre infortune

P187
Nous ne sommes que de la mémoire. Nous ressemblons en cela au Telone, au linceul, porteur des traces en partie visibles, en partie cryptée, de faits qui sont assurément advenus, mais dont le secret nous échappe, dont l'évidence nous confond.
-Vous pensez quoi de la psychanalyse ? demanda Aspasie?
-La psychanalyse n'est qu'un des modes de l'appréhension du passé. Il s'agit toujours de reconstituer une histoire. Vous comprendrez que tout en reconnaissant ses mérites, je persiste à déplorer qu'elle ne tienne compte ni de l'âme, ni de la chute, ni du Salut-qu'elle désigne cependant, qu'elle ne peut pas ne pas désigner... L'Apocalypse ne nous dit elle pas qu'un jour, le livre de la vie sera ouvert ?

P188
Autrement dit, dans un cas comme dans l'autre, il est dépassé par ses actes. Et à travers ses actes, c'est son identité qui lui échappe....C'est l'image de l'homme qui est aujourd'hui affaiblie, la conscience que l'homme a de lui-même. Lorsque je célèbre la messe, il me semble que ce que je transmets de plus important aux fidèles, c'est qu'ils sont les enfants de Dieu, créés à sa ressemblance. Jésus, c'est le Divin venant se loger dans la nature humaine. Donc, ils ne sont pas n'importe quoi, voyez vous, ils sont à l'image de Dieu. C'est d'ailleurs de cette rencontre entre le divin et l'humain que nous parle la santissima Tela, qu'on a voulu détruire...

P190
Il y a ce visage rude et grave, aux yeux fermés. Il nous dit : Je suis pour vous une énigme. Il nous dit : je ne suis plus là, mais ma forme atteste que j'ai été.. L'homme du Tendaggio est à la fois un mystère et une promesse. Un mystère voulu. il a voulu être une question.... et Gentile? Il mime l'homme du Telone.

P193
Sans doute Gentile ne les avait il pas encore emmenés assez loin ; sans doute, ne trouvant pas aux questions de sa vie les réponses en lui-même, avait il voulu devenir question, n'être plus qu'une question et contraindre par là les autres à se la poser. C'est comme s'il se fut adressé à eux en ces termes : "vous vous interroger sur mes actes ? Tu t'interroges sur le désarroi des hommes ? Très bien. Mais vous n'allez pas assez loin. Je vais vous aider." D'une certaine façon, cet homme perdu se faisait leur guide.

P199
Seigneur, murmura-t-il, fais que ton serviteur Gentile, retrouve le chemin qu'il a perdu. Fais que cette femme sache l'aimer, car c'est, je crois, ce qu'elle désire. Donne leur la paix en ce monde, et conduis les vers ta lumière. Toi seul connais, derrière tes yeux clos, l'autre versant de cette existence. Mais un jour, viendra la résurrection de la chair, et tu nous rendras ton regard. Alors, comme l'a dit Jean, ton apôtre, le livre de la vie sera ouvert, nous saurons qui nous sommes et ce que nous vivons. Nous espérons ce jour, Seigneur, nous attendons qu'il vienne. Ainsi soit-il, au nom du Père, du Fils et du saint Esprit !

P202
Sait on à quoi tient l'équilibre intérieur des hommes ?
P203
Deux syntaxes, celle de l'anatomie et celle de l'art, se superposaient en lui sans se contredire, et quelque chose était exprimé par cette sculpture sans valeur esthétique, travail d'un élève moyennement doué des Beaux arts dans la première moitié du XXème siècle, à peine justifiée en tant qu'élément de décor urbain : l'homme - l'homme véritable aussi bien que l'atlante sculpté- est un élément d'architecture. Il lui faut prendre rang dans une hiérarchie et un ordre, s'inscrire dans une fonction et dans ses actes. Son bonheur même est à ce prix. Cette sculpture entrait dans un secret rapport avec Gentile. Même tristesse, même fardeau. Même sentiment d'un effort inutile, d'une force vainement dispensée. Même détresse de l'homme dont plus personne n'a besoin. Même idée insistante d'un sacrifice continuellement méprisé. Personne ne l'attendait. Il avait existé par hasard, il était là, il faisait ce qu'il savait faire, et l'on pouvait se passer de lui. Rien ne lui donnait d'avenir.

P204
Il s'était approprié Nero, il en avait redessiné les traits, il en avait fait ce tortionnaire intérieur, le modèle inaccessible dont il se servait pour se mésestimer. Or, comme tout ce que nous pouvons concevoir existe, il faut croire que Nero existe en ce monde, agit en ce monde. Que fait il alors, que veut il ? La supposition la plus simple est que son action y est la même que dans l'esprit et le cœur de Gentile : il égare et il décourage. Son but est d'assujettir à des rêves inaccessibles, à des désirs que l'on éprouve sans pouvoir les approuver ; à des rêves qui ne mènent nulle part, et d'où l'on retombe hébété et frustré. Démoraliser : à en croire l'archevèque, on s'en souvient, c'est ce que voulaient les incendiaires de la santissima Tela. Suivant cette théorie, il n'y avait pas à proprement parler de chantage. un seul objectif, précisément défini, poursuivi par ce moyen là et par d'autres : habituer les consciences à l'incertitude, à l'instabilité, à l'impermanence de tout, au caractère aléatoire des changements, à la dissociation de l'apparence et du sens, afin que vacille le moral de l'humanité.
Ce que dit Nero c'est : "Je veux déprimer l'esprit de l'homme afin qu'il se livre à moi."
A cette lumière le mystérieux suicide du médium contient déjà tout : l'apocalypse qui va venir, l'approbation anticipée de cette apocalypse, et par conséquent l'autodestruction. Ce suicide est lui-même un acte médiumnique, une représentation en raccourci.

P210
"Il faut que ce soit moi, désormais, qui décide".

P211
Il se demanda ce qu'il avait toujours voulu.
Peut-être avait-il toujours rêvé, sans le savoir (car on peut aspirer toute sa vie à quelque chose sans en discerner la nature), peut-être avait il rêvé d'être tout pour tous.
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Il lui eut donné l'univers. Seulement, il n'en disposait pas. Tel était bien le désir absurde- être tout, être celui qui comble indéfiniment tous les gouffres - auquel il avait voué ses forces.
----Etre tout pour tout le monde, ce rêve monstrueux pouvait se déguiser en désir de bien faire, d'incarner la force utile et bienveillante des pères. Il lui avait dicté, peut-être, de devenir celui qui aide, qui répare et qui sauve. Il s'était fait pompier. Rien de surprenant dans ces conditions- il l'entrevoyait à présent, sous son abribus, les yeux plissés par la fumée de sa cigarette- que son heure de gloire, le sauvetage de la Figuraccia, n'eut provoqué en lui que gêne, honte, désir d'aller se cacher. L'assumer, c'eut été démasquer son épouvantable désir ; c'eut été une déflagration intérieure.

P212
Etre tout pour tout, ce n'était pas si Gentile que çà... à bien y regarder.
Le désir d'être tout pouvait pousser au pire comme au meilleur. Cela pouvait consister à sauver le Telone ; cela pouvait consister à sauver le Telone ; cela pouvait consister à le détruire - et même toute la ville avec lui. Voila ce qu'il savait, lui, voilà ce que personne ne pouvait comprendre.
Sentir qu'il n'était rien : n'était ce pas cela qui lui avait planté dans le cœur ce désir furieux d'être tout ? Peut-être fallait il plutôt prendre la chose en sens inverse : celui qui veut être tout, à chaque instant découvre qu'il n'est rien, et ne peut rien découvrir d'autre. Nul ne peut être tout pour tous. Celui qui veut être tout se condamne à une éternelle frustration. Ce désir absolutiste - et la conscience taraudante qu'il n'était pas réalisable- l'avait livré aux manigances de Nero. Être tout ! Ce rêve existe probablement dans chacun de nous, dès le plus petit âge. La plupart du temps, les êtres se font une raison, composent, négocient. Mais si la possibilité s'ouvre de ne pas composer, s'il arrive que le réel cède, que les autres soient convaincus, que le monde se laisse habiter et envahir, ce désir d'être tout pour tous a une possibilité d'expansion indéfinie et terrifiante.
Il s'était levé, il faisait les cent pas, fumant sa troisième cigarette, le regard dans les arbres et les étoiles. Il est des nuits où la pensée s'envole. Gentile songea à la guerre, aux cassettes qu'il avait chez lui, relatant cette énorme secousse sismique de tout un continent. Il s'était toujours intéressé à la guerre. Il avait plusieurs fois revu ces images. Au centre de la carte, l'araignée gammée, le scorpion Hitler. Il songea qu'Adolf Hitler était l'exemple typique d'un homme ayant rencontré les circonstances qui lui permettaient de réaliser ce monstrueux désir d'être. A chaque étape de fulminante carrière, il avait eu la divine surprise de voir fondre sous son regard la moindre opposition, et tout ce qui l'entourait empressé à éliminer devant lui tout obstacle. Il comprit qu'il pouvait être tout. Son destin ouvrait devant lui ce gouffre. Il fut tout pour ceux qui lui obéirent avec fanatisme ; pour les millions de gens qu'il fit périr, il fut tout, puisqu'il fut leur souffrance, leur agonie et leur mort. Il fut tout pour le monde entier qui se mobilisa contre lui, sur terre, sur mer et dans les airs. Et peut être est il encore tout pour notre conscience.
Il ne faut pas livrer l'homme à de tels démons : il faut lui attribuer une place dans son univers, et dans l'univers.

P214
Ils avaient eu affaire à un monstre, affligé seulement de n'oser ou de ne pouvoir vivre sa vie de monstre.

P215
Il mangea une partie de son pain, qu'il fit descendre à petits coups de vin rouge, en contemplant ce panorama.
Et ce fut lorsqu'il se remit à marcher que l'évènement bizarre - effet d'une légère ivresse ? - se produisit. Comment le décrire ? Ce fut, à quatre pas, face à lui, comme si l'air s'était ouvert. Ce fut un mouvement, une agitation semblable au miroitement sombre de l'eau dans un bassin, ou bien à ce qui tremble au dessus de la flamme. Et, dans ce bref instant, ce fut comme si une parole lui avait été adressée -moins qu'une parole : un signe complice, un acquiescement, un sourire. A quatre pas. Plus tard (et pour lui même, uniquement pour lui même), il devait évoquer différemment cet instant, d'ailleurs indescriptible. Peut etre fallait il parler du surgissement d'un double, d'un frère mystérieux, qui en savait plus long que lui et lui témoignait son accord. Et ce double là n'était pas Nero. De toute façon, c'était une expérience difficile à capter, à refléter dans des mots. Il lui fallait, à chaque fois qu'il chercha à se la remémorer, une intense concentration pour en retrouver le frisson et l'éclat, en même temps que l'impalpable douceur.

P216 Toutefois ce qu'il avait éprouvé était plus qu'un simple soulagement. C'était vraiment la sensation de recevoir quelque chose : un clin d'oeuil, une approbation, une assurance.
Peut-être un aspect significatif de ce mystèrieux épisode réside t-il dans le fait que Gentile n'avait à proprement parler rien vu. C'était le contraire des affiches de Celiman, de la présence ironique et méchante de Néro, de son propre visage défait dans le petit miroir du tramway. Ce n'était pas une image. C'était un souffle.
C'était fluide, ouvert, hospitalier.
C'était une brise de printemps, rafraîchissante ; une allégresse au fond de l'air, qui lui avait fait le cœur léger
Il ne saurait pas. Il ne saurait jamais. Il en eut la certitude. Insaisissable autant qu'indiscutable, ce palpitement d'ailes était un coffre-fort, ce sourire invisible avait rabattu une porte de fer.
Tout ce qu'il comprit, mais il le comprit sur le champ et de façon irréversible, c'est qu'il lui fallait enfouir dans son coeur cet instant comme le plus précieux des trésors. Il sentit que ce mystérieux acquiescement, peut-être tout simplement de soi-même à soi-même, était une chance inouïe, à lui donnée, qu'il aurait pu passer toute sa vie sans le recevoir, que c'était une lettre fermée, peut être, mais une lettre, une lettre à lui seul adressée. Il devait garder le souvenir de cet instant, et vénérer ce souvenir, et le chérir - car une autre certitude, non moins irraisonnée, non moins inébranlable, s'était ancrée en lui : un tel événement ne se reproduirait pas de sitôt.

P217
Nous croyons en avoir dit tout ce que nous pouvions en dire. Ceux qui liront ces pages se sentiront-ils frustrés des éclaircissements ou des révélations qu'ils attendaient peut-être ? Nous leur ferons une confidence : nous n'en savons pas davantage. Mieux : nous avons découvert que le sens des choses ne nous appartient pas. Nous ne pouvons avoir, sur toutes les réalités humaines, sur les données de la vie, sur les mécanismes à l'oeuvre dans notre histoire, qu'une opinion, et c'est bien différent. Nous ne pouvons nous proposer d'autre exercice que de regarder attentivement et décrire inlassablement la vie - car, pour mystérieux qu'elle soit, elle se déroule sous nos yeux. L'avouerons nous ? Cette relative ignorance nous enchante. Les limites de notre savoir nous garantissent l'existence du monde, au delà de nous. Ecce deus fortior me : voici un dieu plus fort que moi.

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