Quignard contre la dimension sociale de l'homme
Ce livre fut pour moi un coup de foudre. Il est apparu, j'ai posé mes yeux et je n'ai pu le quitter. Depuis quelques semaines, il m'emporte vers des pensées, des artistes, des idées, des images, des histoires, un tout cohérent qui me rejoint au plus intime et me fascine, c'est a dire ne cesse de me repousser et de m'attirer. J'ai voulu ainsi résumer (plus bas) chacun des 102 chapitres et prendre par ci, par la certains extraits.
Ce livre est passionnant par sa forme et par son fond. En effet, ce n'est ni un roman, ni un essai, c'est 102 chapitres en 330 pages, souvent sans lien direct les uns aux autres et même parfois relate plusieurs histoires sans relation à l’intérieur même de ces chapitres. Si de nombreux chapitres sont admirables à eux seuls, ils prennent une signification dans l'addition des thèmes touchés, des auteurs cités, des évènements racontés.
Car oui, ce livre est le livre d'un érudit, lettré, lecteur, amoureux de l'antiquité romaine, de l'étude du bouddhisme, du christianisme, de l'histoire de France, de la littérature médiévale, de l'anthropologie, de la préhistoire, de l’éthologie etc... Puis il a une capacité merveilleuse à trouver des exemples, des personnages, à les faire vivre et à ressortir la matière intime qui fera la moelle de sa démonstration.
Où se dirige tous ces faisceaux ? Vers une théorie anthropologique ambitieuse qui a vocation religieuse. Plus que cela, il souhaite enseigner (ou plutôt créer une solidarité de lecteurs) la construction de l'individu. C'est un manifeste. Manifeste de l'homme qui est sorti de la meute. De l'homme conscient de la violence humaine du groupe, l'explique, le fleurit d'exemple et appelle à une liberté en partie sciemment illusoire mais vers laquelle tendre.
Les désarçonnés ? Qui sont ils ? Ce sont les hommes qui ont vécu de manière symbolique ou réel (Saint Paul, Agrippa d'Aubigné, Louise Michel, Georges Sand, Pétrarque etc etc...) un désarçonnement. Ce sont les hommes qui sont sortis de la foule, qui ont été éclairé par une lumière si forte qui les a éblouis puis leur a permis la lucidité nécessaire pour quitter les hommes.
Ici, intervient ma passion pour l'oeuvre de René Girard. Il est évident que Quignard est proche de René Girard, il intègre dans sa pensée le mimétisme, la montée aux extrêmes, le bouc-émissaire, le phénomène victimaire fondateur de religieux et de communauté, le mythe comme mensonge à soi-même et à la communauté. Même pessimisme des communautés humaines et de sa violence éternelle. Le parallélisme va même jusque dans des détails de l’intérêt sur certains auteurs et curiosité (Catal Hayuk, Clausewitz... Hölderlin n'est il pas un personnage Quignardien ???)
Mais alors, quelle est la différence entre les deux auteurs si Quignard n'est pas seulement le continuateur de René d'Avignon ?
En quelque sorte, Quignard est en désacord sur la source de la violence et plus largement encore sur l'origine humaine.
Il n'y a pas de péché originel chez Quignard. Tout vient des profondeurs de la vie des hommes et du chemin de l'hominisation quand les hommes imitaient les animaux.
Au départ, il n'y a pas le désir meurtrier originaire de l'homme (note sur Raymund Schwager dans quelques semaines, j’espère) Il y a le rapport animalier du fauve et de la proie qui fabrique l'inconscient sauvage de l'homme. De fait, pendant tout le livre, Quignard développera et caractérisera dans beaucoup de chapitre, la relation humaine aux vautours, chevaux, fauves, sangliers, cerfs, rapaces, proie. Tout est ici et tout est conséquence de cela. Je crois que Quignard rend cette idée tangible par l'ensemble de ces chapitres, clin d’œil, évocations d'artistes ou de religion pour soutenir sa thèse. Il appelle autant a la raison qu'à la fulgurance de ses formules et de ces rapprochements. (pour les motivés, il faut lire ce texte très juste de Cristina Alvares qui développe cette question.)
De fait, si nous sommes des animaux que notre talent imitatif a perdu et que le langage trompe, notre mission sur terre (mais Quignard est un gourou très cool et très peu coercitif) est de nous humaniser par la connaissance de la violence humaine et par la fuite, notre mise à l'écart de cette vaste blague sanglante qu'est la société des hommes. Il faut l'avoir lu (et être sensible aux thèses girardiennes notamment) pour comprendre le charme merveilleux du livre et la tentation splendide qu'elle provoque.
Mais, derrière ce matérialisme réaliste que propose Quignard, n'y a t'il pas un manuel gnostique ? Une connaissance spirituelle d'initiés pour faire partie des élus, les clins d’œil au bouddhisme, luthéranisme jansénisme en sont aussi le signe. Quignard remet en cause radicalement la dimension sociale de l'homme. La solidarité est le départ du crime. Le langage est d'abord un obstacle
Il peut se sentir proche du christianisme, mais comme tout hérésiarque il prend un élément juste, le transforme et le renvoie contre sa source. Oui, la science chrétienne nous invite a un regard lucide contre l'association humaine et a percevoir la violence humaine mais le Christ nous montre le chemin d'une humanité ayant soif de communion, sauvée. L'Evangile ne montre pas la violence comme essence de l'homme. La création reste bonne en elle-même. L'Eucharistie, alors, est cette ligne de crête qui permet à l'homme de reconnaître la violence humaine et sociale (comme Quignard le reconnait lui-même) mais en plus d'atteindre la vrai communion humaine attendue par tous les cœurs humains. (Le premier chapitre relate un acte (reel?) où une eucharistie est
utilisée pour un sacrifice païen pour sauver la santé du roi de France
Charles IX) Le christianisme propose une véritable communion, Quignard propose une solidarité désincarnée des lecteurs. Le christianisme nous propose de devenir des moutons égorgeables, Quignard appelle à la noblesse du cerf. il en ressort une haine des nations, de l'activité, du monde qui pourrait sembler chrétienne si nous ne faisons pas attention.
Ce livre m'a aidé à me rendre compte du paradoxe chrétien, un enraciné du monde qui n'est pas de ce monde. Un solitaire au service et en sacrifice pour la communauté humaine sur le chemin de la rédemption, évènement individuel et universel. Aimer le monde tout en étant pas du monde.... Vaste programme.... Quignard ne veut réaliser que la moitie...
Mais que l'on me permette de souffler avec Quignard : vive l'otium... et vive les désarconnés....
"Quand on ignore que l'homme est un être en évolution, on le tue."
Citations et souvenirs :