En cette octave pascale. Une note pour nous rappeler de la dimension essentielle de la participation du Ressuscité dans nos vies. Dans ce qui vaut la peine d'être vécu et de ce qui nous fonde.
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Souvenez-vous, René Girard a été élu à l'académie française. La règle du jeu est de réaliser, à son entrée dans la séculaire institution, un hommage de son prédécesseur. René Girard s'est bien entendu plié à cet exercice et a déclamé son éloge du père Ambroise-Marie Carré. Vous le trouverez ici ! Une expérience mystique moderne.
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Souvenez-vous, René Girard a été élu à l'académie française. La règle du jeu est de réaliser, à son entrée dans la séculaire institution, un hommage de son prédécesseur. René Girard s'est bien entendu plié à cet exercice et a déclamé son éloge du père Ambroise-Marie Carré. Vous le trouverez ici ! Une expérience mystique moderne.
Le connaissait il avant ? Je ne crois pas. L'a t-il lu en entier ? C'est possible mais finalement il passe si vite sur l'ensemble de son œuvres qu'il nous donne à peine le temps d'en saisir la structure et la forme. Il va tenir un fil (son hypothèse comme il dit) et le dérouler devant nous. Ne fait il pas pour le père Carré, ce qu'il a fait pour son propre travail anthropologique, tenir un fil et y rester fidèle au point de nous convaincre qu'il tient l'essentiel ? Ne voyons nous pas dans cet exercice, cristallisée, la manière de travailler de René Girard ?
Bien sur, René Girard parlera des qualités humaines et de prédication du père Carré (de sa stabilité en temps de crises post conciliaires particulièrement) mais ce qui intéresse Girard et qui lui semble essentiel pour connaître le père Carré, c'est sa relation à Dieu, et plus particulièrement son expérience mystique de ses quatorze ans. (décrite dans le livre le plus cité par Girard, "Chaque jour, je commence") Girard commence par décrire l'expérience foudroyante vécue par le jeune Ambroise Carré, la force de l'amour vécu dans un moment qui guidera sa vie et qu'il tiendra pour toujours vraie.
Nous y retrouvons le caractère involontaire, la joie, l'impression d'éternité, la fécondité et surtout l'intuition d'une présence divine. N'en a t-il pas alors toujours profité ? Non, nous dit Girard, le père Carré l'a vécu dans la fébrilité avant de la reprendre dans la joie. C'est en ceci que c'est une expérience mystique moderne.
Le père Carré a fait de cette expérience mystique un prétexte à l'ambition, il est devenu un "winner" de la sainteté, il a pu faire de cette grâce, le départ d'une relation divine qui monterait vers des sommets ! Or, cette grâce n'en a jamais pris la direction. Il vécut avec fébrilité l'absence de renouvellement de cette grâce. Il a vécu cette absence comme une faiblesse personnelle ou une faillibilité divine. Cette grâce est ce qui a l'a défendu contre les vents mauvais mais l'a paradoxalement rendu frustré.
C'est probablement en 1975 et l'écriture du livre, "chaque jour, je commence" que le père Carré s'est rendu compte de son erreur. Pour la première fois, il cherche à renouer avec cet événement qui
avait dominé son existence. Et
miraculeusement, tout s'est renouvelé. La présence ressuscitait. "Le
souvenir d'une grâce passée peut être une nouvelle grâce" écrivit Julien Green. Se souvenir intensément d'une expérience mystique, c'est la
ressusciter. Il reconnait aussi comment sa fébrilité avait stérilisé
celle ci. Il se tint responsable de son aridité. Tous les écrits tardifs
est un retour à l'expérience enfantine. Texte révélateur est un texte
de 2004, mois de sa mort... Il fait le bilan de sa vie religieuse :
" J'entre
dans ma quatre-vingt-seizième année. Le Seigneur m'a comblé de grâces.
[...] : puisque [...] il m'a conservé si longtemps au doux royaume de la
terre, c'est sans doute pour exercer [...] le ministère
du grand âge, qui consiste en la prière et l'intercession. "
C'est aussi une allusion à l'expérience de Neuilly, unique mais infinie dans ses
conséquences. Il s'est cru abandonné, en réalité, c'est lui qui se
détournait de Dieu en croyant se rapprocher de lui par ses propres
efforts.
Il écrit dans ce même texte
" Je
relisais, ces derniers temps, des notes prises lors de ma retraite
d'ordination. La nécessité pour moi de la sainteté y paraît avec une vigueur
qui me frappe, au sens littéral du mot. Tant de lumière, des certitudes aussi
fortes qui me faisaient écrire : " Si je ne deviens pas un
saint, j'aurai vraiment trahi. " Je ne renie pas ces lignes écrites à
l'âge de vingt-quatre ans... Mais j'ai maintenant une expérience longuement
acquise, celle du voyageur qui, sur une route fatigante, fait de moins en moins
confiance à ses forces et sait qu'atteindre le terme ne
dépend pas seulement de sa volonté. Une certaine fébrilité du désir laisse
place aujourd'hui à la douceur de l'espérance. Sainteté ou non ? La
question ne se pose plus ainsi. Je ne pense qu'à la tendresse de
Dieu. "
La fébrilité du désir laisse place aujourd'hui
à la douceur de l'espérance. Il voit enfin son orgueil, mais son
humilité finale l'a sauvé. Ces derniers mots sont déchirants...
Au lieu de faire de Dieu un Everest à
escalader, il voit en lui un refuge. Abandon à la miséricorde divine.
Ses aspirations mystiques, le père se reconnait incapable de les
réaliser par ses propres moyens. La présence silencieuse ne l' a jamais lâché.
A la fin, Girard écrit : "En dépit des
apparences, on ne peut pas rêver d'un destin
préférable à celui-là et je n'en souhaite pas d'autre à ceux qui m'écoutent,
sans m'oublier moi-même."
Le texte est extrêmement émouvant, nous faisons confiance à Girard d'autant plus qu'il touche des pans de ses travaux. Il dit plus avant dans le texte :" L'immense avantage moderne dans les questions pratiques (activisme,
volontarisme, passion rivalitaire) lui apportent un grand désavantage en
mystique. Nous prenons des initiatives là où seul Dieu a affaire."
Je pense que c'est un des rares textes où Girard laisse parler sa propre expérience et les conséquences spirituelles de son œuvre.
La modernité nous empêche d'avoir accès à l'expérience essentielle de la rencontre divine. Le père Carré est un exemple merveilleux pour ses propres travaux. Comment nous pouvons faire de la meilleure chose possible un obstacle contre nous mêmes. Comment la médiation interne de la société moderne, et le "scandale" en découlant, peuvent avoir lieu dans les questions spirituelles. L'appel à l'humilité semble aussi un résumé de son œuvre. Le retour dans les bras doux de l'affection joyeuse et transfigurante du Seigneur. La participation à la résurrection du Christ. Je crois comme Wolfgang Palaver, entendu lors d'un débat, Girard est un mystique qui tente de parler aux intellectuels.
La modernité nous empêche d'avoir accès à l'expérience essentielle de la rencontre divine. Le père Carré est un exemple merveilleux pour ses propres travaux. Comment nous pouvons faire de la meilleure chose possible un obstacle contre nous mêmes. Comment la médiation interne de la société moderne, et le "scandale" en découlant, peuvent avoir lieu dans les questions spirituelles. L'appel à l'humilité semble aussi un résumé de son œuvre. Le retour dans les bras doux de l'affection joyeuse et transfigurante du Seigneur. La participation à la résurrection du Christ. Je crois comme Wolfgang Palaver, entendu lors d'un débat, Girard est un mystique qui tente de parler aux intellectuels.
Une preuve pour cela, c'est l'expérience intime vécue par Girard avant la publication de Mensonge romantique et vérité romanesque dans un train menant de Baltimore à Philadelphie.
Je crois que l'expérience du père Carré fait écho à la propre expérience de Girard dans ce train.
Je crois qu'il souhaite cette expérience pour tout le monde et que son œuvre est un cheminement pour aider chacun à vivre et à retrouver sans cesse cette expérience.
C'est, je crois, une expérience vécue par beaucoup de girardiens. C'est en tout cas, un petit peu, la mienne. Si je suis "girardien", c'est d'abord parce qu'il m'a reconduit dans les bras du Christ ressuscité.
C'est, je crois, une expérience vécue par beaucoup de girardiens. C'est en tout cas, un petit peu, la mienne. Si je suis "girardien", c'est d'abord parce qu'il m'a reconduit dans les bras du Christ ressuscité.
La voici tel qu'elle apparait longuement dans "quand ces choses commenceront" P217 et suite.. ed. arléa
Je ne dissimule pas ma biographie, mais je ne veux pas tomber dans le narcissisme auquel nous sommes tous enclins. Vous avez raison, bien entendu, il y a une expérience personnelle derrière ce que je dis. Elle a commencé il y a trente cinq ans. A l'automne 1958, je travaillais à mon livre sur le roman, au douzième et dernier chapitre qui s'intitule "Conclusion". Je réfléchissais sur les analogies entre l'expérience religieuse et celle du romancier qui se découvre menteur systématique, menteur au bénéfice de son Moi, lequel n'est constitué au fond que de mille mensonges longuement accumulés, capitalisés parfois durant toute une vie. J'ai finis pas comprendre que j'étais en train de vivre une expérience du type de celle que je décrivais. Embryonnaire chez les romanciers, le symbolisme religieux dans mon cas se mit à marcher tout seul et à prendre feu spontanément. Je ne pouvais plus me faire d'illusions sur ce qui m'arrivait, et j'en était tout décontenancé car je tirais fierté de mon scepticisme. Je me voyais très mal allant à l'église, m'agenouillant, etc... J'étais une outre de vent, pleine de ce que les vieux catéchismes appelaient le "respect humain".
Intellectuellement, j'étais converti, mais je restais incapable de mettre ma vie en accord avec mes pensées. Pendant une période de quelques mois, la foi devint pour moi une jouissance délicate, et qui rehaussait les autres plaisirs, une gourmandise de plus dans une vie qui n'avait rien de criminel, certes, mais qui n'était faite que de self-indulgence comme le dit si bien l'anglais.
Comme ma conversion m'avait rendu curieusement sensible à la musique, j'en écoutais beaucoup. C'est de cette époque que date le peu de culture musicale que je possède, en particulier coté opéra. Les noces de Figaro sont pour moi, chose bizarre, la musique mystique par excellence. Avec le chant grégorien. Je me suis mis à aimer aussi toute une musique "moderne" que je n'avais jamais appréciée auparavant : Mahler, Stravinski, les russes contemporains.
Pendant l'hiver 1959, j'enseignais déjà à Johns Hopkins mais je donnais un cours à Bryn Mawr College où j'avais passé quatre ans, et je faisais l'aller et retour Baltimore-Philadelphie chaque semaine dans le vieux wagons grinçants et brinquebalants du Pennsylvania Railroad. En fait de paysage, je contemplais surtout la ferraille et les terrains vagues de cette vieille région industrielle, le Delaware et le sud de Philadelphie, mais mon état mental transfigurait tout, et, au retour, le moindre rayon du soleil couchant suscitait en moi de véritables extases. C'est dans ce train, un beau matin, que je me suis découvert, juste au milieu du front, un petit bouton qui ne voulait pas se fermer, un de ces petits cancer de la peau qui, en vérité, sont très peu dangereux ; mais le médecin consulté par moi oublia de m'en informer, en raison, je pense, de l'extrême inquiétude qu'il avait conçue , après m'avoir jaugé du regard et écouté quelques instants, à l'idée que je pouvais retraverser l'Atlantique à tout moment sans lui régler ses honoraires... Heureusement, j'avais des assurances médicales, et tout ce qui devait être fait fut fait pour me débarrasser à jamais de mon petit bouton...
Un tilak, commes les hindous s'en dessinent sur le front avant d'entrer au temple...
Un signe religieux. Et voila que, peu après, des effets quelques peu anormaux se déclarèrent à l'endroit même de la minuscule opération. La sérénité de mon médecin en fut un peu troublée, beaucoup moins à vrai dire que la première fois, alors que la mienne au contraire l'était beaucoup plus. Il me parut clair que mon cancer connaissait un nouveau développement, qui cette fois ne pouvait que m'être fatal.
Mon dermatologiste était sévère, et, depuis cette époque, il symbolise à mes yeux tout ce qu'il y a de formidable et même de fatal dans la médecine américaine, la meilleure du monde peut être, mais aussi assez implacable, non seulement sur le plan financier mais par son souci extrême de ne pas rassurer la clientèle, de ne pas la nourrir d'illusions mensongères. cette médecine me rappelle un peu ces bandits de grands chemins qui vous vident les poches à toute vitesse en vous menaçant de mort continuellement. Pas question de leur opposer la moindre résistance. quelques instants plus tard, on se retrouve sur le pavé entièrement guéri.
En ce qui me concerne, la période d'angoisse dura un peu plus longtemps. Elle commença dans la semaine de la Septuagésime. Avant les réformes liturgiques du dernier Concile, le dimanche de la Septuagésime ouvrait une période de deux semaines consacrée à la préparation des quarante jours du Carême, pendant lequel les fidèles, à l'imitation de Jésus et de ses quarante jours de jeune dans le désert, sont censés faire pénitence in cinere et cilicio, "dans la cendre et sous un cilice".
C'est une fameuse préparation de carême que j'ai faite cette année là, je vous assure, et le Carême qui suivit fut excellent lui aussi, car mes soucis grandirent au point de me priver de sommeil, jusqu'au jour où, aussi soudainement qu'ils avaient commencé, ils furent résolus par une dernière visite à mon oracle médical. Ayant fait toutes les analyses nécessaires, l'excellent homme me déclara guéri, le mercredi saint très précisément, c'est à dire le jour, dans la semaine sainte, qui précède la Passion proprement dite et la fête de Pacques, conclusion officielle de toute pénitence.
Je n'ai pas connu de fête comparable à cette délivrance là. Je me voyais mort et, d'un seul coup, j'étais ressuscité. Le plus merveilleux pour moi dans cette affaire, c'est que ma conviction intellectuelle et spirituelle, ma vraie conversion, s'était produite avant ma grande frousse de Carême. Si elle s'était produite après, jamais je n'aurais vraiment cru. Mon scepticisme naturel m'aurait persuadé que la foi était le résultat de la frousse. La frousse, elle, ne pouvait être le seul résultat de la foi. La durée de ma nuit obscure coïncida très exactement avec la période prescrite par l’Église pour la pénitence des pécheurs, avec trois jours de grâce, les plus importants de tous, miséricordieusement retranchées, sans doute pour que je puisse me réconcilier en toute quiétude avec l’Église avant la fête de Pâques.
Dieu m'avait rappelé à l'ordre avec une pointe d'humour bien méritée au fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques, consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes deux fils, et je me mariai catholiquement. Je suis persuadé que Dieu envoie aux hommes quantité de signes qui n'ont aucune existence objective pour les sages et les savants. Ceux que ces signes ne regardent pas les tiennent pour imaginaires, mais ceux à qui ils sont destinés ne peuvent s'y tromper, car ils vivent l'expérience du dedans. J'ai tout de suite compris que, si j'en réchappais, le souvenir de cette épreuve me soutiendrait ma vie durant, et c'est bien ce qui s'est produit.
Dès le début, mon christianisme a baigné dans une atmosphère de tradition liturgique. il y a des gens très bien intentionnés à mon égard et conventionnellement anti chrétiens qui veulent à tout prix faire de moi, pour défendre ma réputation dans les milieux intellectuels, un hérétique à tout crin, un ennemi farouche du "christianisme historique", prêt à poser des bombes dans tous les bénitiers.
En disant de l’Église qu'elle est longtemps restée sacrificielle, ai-je vraiment ajouté mon coup de pied rituel à celui de tous les ânes qui pourchassent sauvagement notre Sainte Mère à l'heure actuelle ? J'ai sans doute fait preuve, il faut bien l'avouer de quelques démagogie mimétique dans l'expression. J'aurais dû mieux situer mes propos dans notre histoire religieuse totale. Mais je ne voulais pas répéter l'erreur de de ces pharisiens dont je parlais tout à l'heure, ceux qui disent : " Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n'aurions pas participé avec eux au meurtre fondateur." Je ne veux surtout pas condamner la fidélité, l'obéissance, la patience, la modestie des chrétiens ordinaires et celle des générations qui nous ont précédés. Toutes ces vertus nous font terriblement défaut. J'appartiens trop à mon époque pour les posséder moi-même mais je les vénère. Rien ne me paraît plus conformiste, au contraire, rien ne me paraît plus servile à l'heure actuelle que la mythologie éculée de la "révolte".
Des restes de jactance avant-gardiste parsèment mes ouvrages, mais mes vrais lecteurs ne s'y sont pas trompés, le père Schwager, le père Lohfink, le dernier Von Balthazar, le père Corbin, le père Alison, d'autres encore.
Je ne dissimule pas ma biographie, mais je ne veux pas tomber dans le narcissisme auquel nous sommes tous enclins. Vous avez raison, bien entendu, il y a une expérience personnelle derrière ce que je dis. Elle a commencé il y a trente cinq ans. A l'automne 1958, je travaillais à mon livre sur le roman, au douzième et dernier chapitre qui s'intitule "Conclusion". Je réfléchissais sur les analogies entre l'expérience religieuse et celle du romancier qui se découvre menteur systématique, menteur au bénéfice de son Moi, lequel n'est constitué au fond que de mille mensonges longuement accumulés, capitalisés parfois durant toute une vie. J'ai finis pas comprendre que j'étais en train de vivre une expérience du type de celle que je décrivais. Embryonnaire chez les romanciers, le symbolisme religieux dans mon cas se mit à marcher tout seul et à prendre feu spontanément. Je ne pouvais plus me faire d'illusions sur ce qui m'arrivait, et j'en était tout décontenancé car je tirais fierté de mon scepticisme. Je me voyais très mal allant à l'église, m'agenouillant, etc... J'étais une outre de vent, pleine de ce que les vieux catéchismes appelaient le "respect humain".
Intellectuellement, j'étais converti, mais je restais incapable de mettre ma vie en accord avec mes pensées. Pendant une période de quelques mois, la foi devint pour moi une jouissance délicate, et qui rehaussait les autres plaisirs, une gourmandise de plus dans une vie qui n'avait rien de criminel, certes, mais qui n'était faite que de self-indulgence comme le dit si bien l'anglais.
Comme ma conversion m'avait rendu curieusement sensible à la musique, j'en écoutais beaucoup. C'est de cette époque que date le peu de culture musicale que je possède, en particulier coté opéra. Les noces de Figaro sont pour moi, chose bizarre, la musique mystique par excellence. Avec le chant grégorien. Je me suis mis à aimer aussi toute une musique "moderne" que je n'avais jamais appréciée auparavant : Mahler, Stravinski, les russes contemporains.
Pendant l'hiver 1959, j'enseignais déjà à Johns Hopkins mais je donnais un cours à Bryn Mawr College où j'avais passé quatre ans, et je faisais l'aller et retour Baltimore-Philadelphie chaque semaine dans le vieux wagons grinçants et brinquebalants du Pennsylvania Railroad. En fait de paysage, je contemplais surtout la ferraille et les terrains vagues de cette vieille région industrielle, le Delaware et le sud de Philadelphie, mais mon état mental transfigurait tout, et, au retour, le moindre rayon du soleil couchant suscitait en moi de véritables extases. C'est dans ce train, un beau matin, que je me suis découvert, juste au milieu du front, un petit bouton qui ne voulait pas se fermer, un de ces petits cancer de la peau qui, en vérité, sont très peu dangereux ; mais le médecin consulté par moi oublia de m'en informer, en raison, je pense, de l'extrême inquiétude qu'il avait conçue , après m'avoir jaugé du regard et écouté quelques instants, à l'idée que je pouvais retraverser l'Atlantique à tout moment sans lui régler ses honoraires... Heureusement, j'avais des assurances médicales, et tout ce qui devait être fait fut fait pour me débarrasser à jamais de mon petit bouton...
Un tilak, commes les hindous s'en dessinent sur le front avant d'entrer au temple...
Un signe religieux. Et voila que, peu après, des effets quelques peu anormaux se déclarèrent à l'endroit même de la minuscule opération. La sérénité de mon médecin en fut un peu troublée, beaucoup moins à vrai dire que la première fois, alors que la mienne au contraire l'était beaucoup plus. Il me parut clair que mon cancer connaissait un nouveau développement, qui cette fois ne pouvait que m'être fatal.
Mon dermatologiste était sévère, et, depuis cette époque, il symbolise à mes yeux tout ce qu'il y a de formidable et même de fatal dans la médecine américaine, la meilleure du monde peut être, mais aussi assez implacable, non seulement sur le plan financier mais par son souci extrême de ne pas rassurer la clientèle, de ne pas la nourrir d'illusions mensongères. cette médecine me rappelle un peu ces bandits de grands chemins qui vous vident les poches à toute vitesse en vous menaçant de mort continuellement. Pas question de leur opposer la moindre résistance. quelques instants plus tard, on se retrouve sur le pavé entièrement guéri.
En ce qui me concerne, la période d'angoisse dura un peu plus longtemps. Elle commença dans la semaine de la Septuagésime. Avant les réformes liturgiques du dernier Concile, le dimanche de la Septuagésime ouvrait une période de deux semaines consacrée à la préparation des quarante jours du Carême, pendant lequel les fidèles, à l'imitation de Jésus et de ses quarante jours de jeune dans le désert, sont censés faire pénitence in cinere et cilicio, "dans la cendre et sous un cilice".
C'est une fameuse préparation de carême que j'ai faite cette année là, je vous assure, et le Carême qui suivit fut excellent lui aussi, car mes soucis grandirent au point de me priver de sommeil, jusqu'au jour où, aussi soudainement qu'ils avaient commencé, ils furent résolus par une dernière visite à mon oracle médical. Ayant fait toutes les analyses nécessaires, l'excellent homme me déclara guéri, le mercredi saint très précisément, c'est à dire le jour, dans la semaine sainte, qui précède la Passion proprement dite et la fête de Pacques, conclusion officielle de toute pénitence.
Je n'ai pas connu de fête comparable à cette délivrance là. Je me voyais mort et, d'un seul coup, j'étais ressuscité. Le plus merveilleux pour moi dans cette affaire, c'est que ma conviction intellectuelle et spirituelle, ma vraie conversion, s'était produite avant ma grande frousse de Carême. Si elle s'était produite après, jamais je n'aurais vraiment cru. Mon scepticisme naturel m'aurait persuadé que la foi était le résultat de la frousse. La frousse, elle, ne pouvait être le seul résultat de la foi. La durée de ma nuit obscure coïncida très exactement avec la période prescrite par l’Église pour la pénitence des pécheurs, avec trois jours de grâce, les plus importants de tous, miséricordieusement retranchées, sans doute pour que je puisse me réconcilier en toute quiétude avec l’Église avant la fête de Pâques.
Dieu m'avait rappelé à l'ordre avec une pointe d'humour bien méritée au fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques, consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes deux fils, et je me mariai catholiquement. Je suis persuadé que Dieu envoie aux hommes quantité de signes qui n'ont aucune existence objective pour les sages et les savants. Ceux que ces signes ne regardent pas les tiennent pour imaginaires, mais ceux à qui ils sont destinés ne peuvent s'y tromper, car ils vivent l'expérience du dedans. J'ai tout de suite compris que, si j'en réchappais, le souvenir de cette épreuve me soutiendrait ma vie durant, et c'est bien ce qui s'est produit.
Dès le début, mon christianisme a baigné dans une atmosphère de tradition liturgique. il y a des gens très bien intentionnés à mon égard et conventionnellement anti chrétiens qui veulent à tout prix faire de moi, pour défendre ma réputation dans les milieux intellectuels, un hérétique à tout crin, un ennemi farouche du "christianisme historique", prêt à poser des bombes dans tous les bénitiers.
En disant de l’Église qu'elle est longtemps restée sacrificielle, ai-je vraiment ajouté mon coup de pied rituel à celui de tous les ânes qui pourchassent sauvagement notre Sainte Mère à l'heure actuelle ? J'ai sans doute fait preuve, il faut bien l'avouer de quelques démagogie mimétique dans l'expression. J'aurais dû mieux situer mes propos dans notre histoire religieuse totale. Mais je ne voulais pas répéter l'erreur de de ces pharisiens dont je parlais tout à l'heure, ceux qui disent : " Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n'aurions pas participé avec eux au meurtre fondateur." Je ne veux surtout pas condamner la fidélité, l'obéissance, la patience, la modestie des chrétiens ordinaires et celle des générations qui nous ont précédés. Toutes ces vertus nous font terriblement défaut. J'appartiens trop à mon époque pour les posséder moi-même mais je les vénère. Rien ne me paraît plus conformiste, au contraire, rien ne me paraît plus servile à l'heure actuelle que la mythologie éculée de la "révolte".
Des restes de jactance avant-gardiste parsèment mes ouvrages, mais mes vrais lecteurs ne s'y sont pas trompés, le père Schwager, le père Lohfink, le dernier Von Balthazar, le père Corbin, le père Alison, d'autres encore.
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